Vigie, mars 2019

 

 

 

La neige, l’art et l’action

 

 

Vigiemars2019neigesurlescrocus

 

 

 

La bruine, la grêle puis la neige tombent sur les lilas, sur les crocus bientôt recouverts, et sur les innombrables cadavres de grenouilles qui jonchent la route au-dessus de la gouille.

 

J’ai déjà dit ailleurs toute ma tristesse devant cette hécatombe évitable (en contrebas, à Détrier, les filets de protection ont mis fin au massacre). Le dire publiquement, c’est déjà faire un petit quelque chose, protester timidement ; enregistrer et diffuser cette vidéo dans laquelle chacun peut entendre ce ronronnement des batraciens, c’est au moins rappeler à quelques amis et connaissances leur existence. Bien sûr, je sais qu’il faudrait aller plus loin, agir pour de bon, interpeller le maire par exemple (qui a semblé peu sensible au sort des batraciens lorsque des amis l’ont fait…), voire installer soi-même des filets, etc.

Agir, c’est tenter de convaincre des gens qui, de toute façon, ne le seront pas, faire la morale à ceux-là qui, sitôt les filets installés, viendraient avec des seaux pour se servir en grenouilles fraîches, leur arracher les cuisses et les manger : à tout prendre, j’aime autant que ce soit les corneilles ou le héron qui s’en chargent. La route de Détrier, en plaine, est beaucoup plus passante, et le braconnage moins facile. Je me donne peut-être bonne conscience à bon compte, mais, que voulez-vous, je me méfie des gens, et je n’aime pas non plus jouer les donneurs de leçons…

 

Cette question du rapport entre l’art et l’action me semble néanmoins centrale. Écrire ne suffit pas, ne m’a jamais suffi (sinon l’individu qui se cache et se dévoile derrière ces lignes aurait disparu au profit de son nom inscrit sur la couverture de livres bien plus nombreux et davantage exposés, sans doute) : il faut vivre, il faut marcher, émettre des sons compliqués avec un instrument ou simplement chanter, parler aux gens et les aider si possible, parler aux bêtes et les aider si possible… Bien sûr que la poésie est une éthique, non un jeu. La littérature de voyage a quant à elle ce grand mérite d’assumer hautement sa dépendance avec cette réalité qui la dépasse, la sous-tend, la justifie. J’aime cette humilité-là. Avec souvent plus d’évidence que ne le fait la poésie (tout au moins la poésie versifiée qui met en avant le langage plus que le monde), elle modifie le regard qu’on porte sur le proche en le reliant au lointain, fait marcher mentalement celui qui ne marche plus, injecte un peu de sève dans la chair morte du sédentaire.

 

Je retourne dans le jardin où le vent siffle, où la neige a tout blanchi en quelques minutes à peine. Il y a dans cette image des giboulées de neige sur les crocus blancs des réserves de joie. Cette image-là je l’ai vue enfant, dans les livres, en montagne, en voyage, elle me parle, me fait sortir de moi, me fait sortir du moi, me projette vers un ailleurs accessible. Rien ne m’importe d’avantage que cette qualité particulière de vibration que je ressens alors : ni la littérature en tant que tâche à accomplir, « carrière » à mener (j’ai renoncé avant même d’avoir commencé), ni le souci de convaincre.

Me voici, moi, convaincu que le monde existe, et que la vie sous toutes ses formes mérite toute notre attention.

 

Ce contenu a été publié dans 2019. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.