Vigie, juin 2020

 

 

Le lit

 

 

Vigiejuin202002

 

 

Des meubles luisants polis par les ans

décoreraient notre chambre…

 

 

Tout un long jour je m’affaire sous les combles pour ranger la bibliothèque car j’ai reçu ce matin le lit en pin solide et doré dont je rêvais depuis longtemps et que l’emplacement que je lui ai choisi (seule disposition qui n’avait pas encore été tentée dans cette pièce où tout semblait avoir été essayé) m’oblige à condamner les deux étagères où je rangeais la littérature médiévale.

 

C’est là une manie qui remonte à l’enfance, et je revois l’enfant tatillon usant comme je le fais aujourd’hui d’une règle de cinquante centimètres pour impeccablement aligner les volumes, puis s’appliquant à respecter le système de classement qu’il se choisissait, par éditions, couleurs, affinités d’auteurs, ordonnancement qui au fil des ans a gagné en logique et en sophistication puisqu’il se fait désormais par époques, langues, genres et noms d’auteurs, mais dont le principe n’a pas beaucoup changé. Quant à ce goût que j’ai pour l’aménagement intérieur, il me vient assurément de ma mère qui, je m’en souviens maintenant, se reconnaissait si bien dans les monologues intérieurs par lesquels Nathalie Sarraute, dans Le Planétarium, rend sensibles ces enthousiasmes quasi-cosmiques et ces effrois vertigineux qui agitent l’esprit de celle (car ces préoccupations semblent être l’apanage des natures féminines) qui, ayant acheté tel tissu nouveau, tel meuble, telle tapisserie, prend le risque fou de bouleverser la fragile harmonie d’une pièce…

Des heures durant je nettoie et je range, baigné dans une odeur de cire fraîche qui, elle aussi, me ramène au temps soudain si proche où mes parents offraient des meubles pour les anniversaires des enfants et où Josette et moi les cirions avec soin (c’est du moins l’image qu’a composée ma mémoire à partir d’une réalité qui était peut-être différente).

J’exhume comme chaque fois toutes sortes de vestiges : anciens cahiers de collégien, brouillons datant de mes douze ans, premières versions manuscrites du Grillon ou de L’éloignement, que sais-je. Je jette beaucoup, ou bien je cache certains de ces vestiges dont la vision me serre le cœur. Dans l’angle le plus inaccessible de la pièce, celui où j’entrepose les deux violons à jamais désaccordés de mon enfance, je retrouve un seau à champagne en argent offert, je crois, pour mon mariage et jamais utilisé ; Léo, le voyant, s’exclame (assez semblable en cela aux colons européens décrivant pour la première fois un bananier) : « Oh, un dé à coudre géant ! » – ce qui, il faut bien l’avouer, traduit un sens de l’observation discutable ainsi qu’une méconnaissance manifeste de ce qu’est non seulement un seau à champagne mais aussi un dé à coudre (relisant cette remarque après coup, et après surtout avoir constaté à quel point  le dé à coudre que j’utilise quelquefois ressemble en effet à un seau à champagne en miniature, je dois ajouter ici à regret que c’est l’auteur de ces lignes, et non son fils, dont le sens de l’observation est défaillant : je ne pourrais plus désormais voir autre chose qu’un seau à champagne dans le dé à coudre, et un dé à coudre dans le seau à champagne).

Je classe, je nettoie, je range, je déplace tous les livres de philo à la place de la littérature anglo-saxonne, je descends d’un étage mes Japonais préférés, m’égarant au passage à relire tout un long chapitre de La Sumida – et me voici assis par terre, en pleurs, dans la poussière… Ce n’est certes pas avec Le dit du Genji que cela m’arriverait, la traduction de René Sieffert est un pensum, ni avec l’Ulysse de Joyce que je n’ai jamais fini mais que je me suis promis de réessayer de lire avant ma mort (que les admirateurs de James Joyce et les éventuels amateurs des traductions de René Sieffert me pardonnent…).

Cette activité domestique a toujours fait partie des préliminaires à l’écriture : j’aime sentir les livres et les objets à leur place avant de me mettre à écrire, et ce lit qui embellit la pièce fait lui-même partie des prolégomènes à ma nouvelle vie de sous les combles, qui est et qui sera bien plus lumineuse que celle d’avant (paix à son âme tourmentée, elle repose dans la Cave où je l’ai enterrée). Ce lit tout neuf offre en outre sur la pièce une perspective totalement inédite : à nouvelle vie, nouveau point de vue ! Il faut sans doute être naïf pour penser que changer l’orientation de son lit, c’est changer l’orientation de sa vie, mais je le crois sincèrement.

 

Puis les préliminaires sont finis. Je m’assois au bureau pour contempler mon œuvre, avec une satisfaction aussi grande, mais plus sereine, que celle qu’éprouve l’écrivain lorsqu’il reçoit les premiers exemplaires du livre enfin publié. Tout est en place, offert et ouvert comme une faille.

 

 

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