Vigie, août 2020

 

 

 

La maison vide

 

 

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Maison vide, ciel ouvert traversé d’hirondelles et de très rares avions rescapés du désastre. Premier geste de la journée : balayer avec soin la terrasse des scories de l’orage, poussières, débris divers, pétales d’agapanthe et de géranium mêlés ; puis, la place ainsi nettoyée, s’asseoir à cette table de jardin qui occupait autrefois la terrasse des Vellats, un œil donc sur ce ciel pommelé de nuages clairs – peut-être annonciateurs d’une journée moins étouffante – et sur les hirondelles qui peuplent l’espace de leurs babillages, un œil aussi sur le grand parasol orange offert autrefois par Josette, dont la ficelle hier s’est cassée et qui reste bizarrement bloqué en position ouverte et tourné vers l’ouest alors que le soleil levant n’est même pas encore visible, si bien qu’on dirait qu’on se prépare déjà à la tombée du soir.

Après quoi : servir le thé, manger deux tranches de brioche – non par envie mais pour qu’elle ne sèche pas car ce serait trop triste et que je ne supporte pas de voir les choses se gâter – puis écrire ces lignes pour tenter de garder frais ce matin en mémoire.

 

Au fond du jardin le grand trampoline vert des enfants semble abandonné, maculé de feuilles, trempé, défait : rien de plus navrant que ces jeux d’enfants sans enfants. À l’étage l’amoncellement de pièces de Lego rappelle à l’impérieuse nécessité de construire quelque chose à partir des bonheurs passés et présents : tous ces cadeaux gisent là, sous la forme d’un gros tas multicolore que les enfants s’étaient engagés à classer pour au moins revendre les boîtes accumulées pendant toutes les années de leur enfance, mais ce travail titanesque a été assez vite abandonné et me voici seul à le poursuivre…

Naturellement, je pense à mon « roman de Madère », qui sera tout à l’heure (après ces lignes, l’accordéon, le sax) la grande affaire de la journée.

 

Que reste-t-il de Madère ?

 

Les image figées sur l’écran ne font que répéter que le temps a passé mais ne me disent plus grand-chose de vivant. Elles ne font qu’accroître le sentiment d’étrangeté que je ressens pareillement en voyant les enfants me parler à distance sur l’écran du téléphone, ou bien mon portrait grisonnant dans la glace – vraiment, je n’y crois pas.

 

Le vin de Madère ne me dit pas davantage, ne procurant qu’un plaisir éphémère du palais mais aucun ébranlement du cœur et de l’âme (je ne sais même pas ce que c’est que « l’âme »).

 

Il y a peut-être encore quelque chose de Madère dans la grande paix de cette terrasse au matin, et ces fleurs d’agapanthes fanées, et ce grand parasol incongru, quelque chose de ma mère dans ces lignes comme dans ma voix. Je nous revois un instant prenant la pose parmi les fleurs, et ce n’est plus Madère, cela, mais la Bulgarie, j’ai cinq ans, le monde est un jardin fleuri, ça y est, cette fois je crois bien que j’y suis… (Je n’aime pas raconter des histoires, faire des plans, inventer : je n’écris que pour y être, comme à l’instant, pour la tristesse et pour la joie, pour le simple plaisir de rêver éveillé, pour retrouver « Madère ».)

 

Quelque chose de Madère aussi dans les appels obsédants qu’envoie en staccato comme tous les matins la fauvette depuis la haie, comme si elle tentait de communiquer avec la fauvette qui faisait de même il y a douze ans près de la maison d’Arco da Calheta – mais qu’on lui réponde à la fin car c’est agaçant tout ce remue-ménage…

 

Quelque chose de l’éternité dans le roucoulement lointain de la tourterelle ou le tacatac sonore du pic dans le tilleul, quelque chose d’intense, de poignant et pourtant de paradoxalement réconfortant qui donne envie de rire et pleurer, qui fait battre le cœur plus fort et lever le nez comme l’a fait le chat Musique en passant devant le plant de tomates (mais c’était peut-être plutôt après la fauvette qu’il en avait), quelque chose qui donne envie de vivre et d’écrire, d’écarter en grand les bras non pour s’étirer (encore que cela fasse du bien) ni en signe de croix mais pour accueillir tout ce que la vie, la vallée, la journée et la maison vide sont prêtes à donner.

 

 

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