Vigie, août 2020

 

Nuits paisibles

 

 

Vigieaoût2020 03

 

1.

 

Je quitte ma chambre en ville, ma chambre d’étudiant, pour regagner la maison familiale raccompagné en voiture par mes parents. C’est une chambre sans vue, sans fenêtre, vétuste et cellulaire, dans une ville qui est peut-être Funchal car les rues sont en forte pente, ou bien Lyon, mais avec un port et des quais recouverts de pavés noir et blanc qui longent une étendue d’eau qui ne peut pas être un fleuve ni un lac. La petite voiture file à travers les ruelles étroites, fonce même, beaucoup trop vite, et je crie à mon père que je ne veux plus m’en aller et qu’il faut qu’il s’arrête au prochain stop. Il s’exécute, je m’enfuis dans la nuit, pris maintenant dans les faisceaux des phares qui me traquent, et je me réfugie dans un champ de hautes herbes parmi lesquelles je me tapis comme un chat. Je pense avec tristesse que je ne reverrai pas ma maison, les chats qui m’attendaient, et je constate après coup avec étonnement que ma mère est encore en vie puisqu’elle me parlait dans cette voiture qui allait trop vite et dont je suis bêtement descendu.

 

2.

 

J’habite avec Léo et Clément une maison de plein pied pareille à celles qu’on trouve dans les pays du Nord, avec une grande véranda qui fait face à la mer. Une tempête se rapproche à l’horizon, que je sais être porteuse d’une distorsion temporelle. Je sais que nous allons être écrasés si nous ne nous réfugions pas très vite dans la partie centrale de la maison. Presque aussitôt la tempête est sur nous, qui nous pousse et nous écrase comme si l’air était soudain devenu extraordinairement lourd. Nous avons à peine le temps de rejoindre le couloir à l’intérieur duquel nous sommes ballottés comme dans un tonneau roulé par les vagues. Nous parvenons à atteindre la pièce la plus sécurisée, heureusement pourvue d’un fauteuil et d’un canapé : il est possible de se coucher, ce qui atténue un peu la violence des chocs. Je crois que je perds connaissance.

Au réveil tout est de nouveau tranquille. Nous avons réussi à sortir vivants de cette tempête, mais je constate que la distorsion temporelle ne nous a pas laissés indemnes. J’ai rajeuni de dix ans, ce qui n’est pas spectaculaire – mais surtout, Léo a maintenant quatre ans et Clément, sept : non seulement ils sont redevenus de petits enfants, mais surtout la différence d’âge entre eux a été inversée (ce qui semble amuser beaucoup Clément, devenu le grand frère). Je serre dans mes bras en pleurant mes petits retrouvés.

Le plus troublant est que ce bouleversement temporel (qui risque de poser des soucis car voici River qui vient rendre visite à Léo et qui se trouve assez embarrassé de devoir faire jouer un marmot de quatre ans) n’est valable que dans cette partie centrale de la maison où nous nous sommes réfugiés : sitôt qu’on quitte le couloir Léo a de nouveau quatorze ans et Clément, dix. Nous nous amusons à traverser et retraverser la maison, changeant d’époque et d’apparence à loisir, « comme dans un de ces films ou de ces rêves qui manipulent si bizarrement la mémoire » (me dis-je, sans comprendre qu’il s’agit en effet d’un rêve).

 

 

3.

 

Je suis allongé dans un lit de feuilles lorsqu’une assez grosse bête très affectueuse me réveille en se roulant sur moi : il s’agit d’une laie, d’un gros sanglier femelle qui réclame en grognant et en poussant son groin contre mon nez que je lui gratte le dos. Je m’exécute, malgré une certaine anxiété car la bête est beaucoup plus forte que moi et potentiellement dangereuse. Cette brave laie cependant finit par se lever. Je constate que le jour se lève dans les alpages. Je la regarde rejoindre sa harde, puis j’ai la surprise de voir surgir un troupeau de bouquetins, un loup, deux loups, un ours, deux ours, les alpages de mes rêves sont une sacrée ménagerie.

Je me réveille en pleine nuit avec la sensation bien vivante du corps du sanglier contre moi et des lourdes pattes des ours griffant l’herbe, mais ce n’est que Musique qui s’est étalé sur moi et me malaxe la poitrine en ronronnant…

 

4.

À quatre heures des claquements de bec et des cris d’oiseaux me jettent hors du lit : l’un des chats a probablement attrapé un oiseau, il faut intervenir. Je dévale dans le noir le premier escalier, puis le second, sans trouver trace du drame. Sans doute le criminel s’est-il enfui avec sa victime en passant par la chatière dès qu’il m’a entendu, mais comment se fait-il que je ne trouve ni sang, ni plumes ? J’ouvre la porte extérieure : nuit paisible, village encore endormi, je suis tout seul et tout nu sur le palier.

Ce n’est qu’une fois revenu dans ma chambre que je comprends que la fenêtre ouverte en grand laisse entendre les chants de tous les oiseaux bien vivants qui peuplent le jardin – ces cris étaient certainement ceux du couple de pies qui gîte dans le tilleul…

 

 

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