Vigie, mars 2022

 

Deux mammifères à plumes

 

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Je crois que ce qui m’a souvent gêné dans le printemps, ce ne sont pas tant ses bourbiers (toute cette crasse accumulée de l’hiver que révèlent le soleil et la fonte des neiges), ni seulement le caractère particulièrement fugace des beautés qui leur succèdent (ces floraisons trop brèves, ces parades, ces éclats de vigueur qu’il est facile d’associer à l’adolescence) ; non, ce qui me gêne en lui, c’est son insolente indifférence à l’égard des souffrances humaines. Pendant que les bombes pleuvent continûment sur Marioupol, narcisses et jonquilles s’épanouissent. Pendant que les réfugiés par milliers abordent sur le radeau de l’Europe encore en paix comme des fourmis en temps de crue s’accrochent à des herbes flottantes, les premiers rouges-queues sont arrivés enfin, et paradent.

Comme chaque jour les chevreuils détalent et Rimski bondit sur place. Il fait doux à n’y pas croire. Que faire de tant de douceur ? Souvent je n’ai pas su comment répondre au printemps. Il m’est arrivé de l’ignorer, de le nier, de me replier sur moi en refusant son déploiement. Je disais que je préférais l’hiver (il faut être encore jeune pour dire des choses pareilles). Voici pourtant ma réponse d’aujourd’hui, que je trouve adéquate : je ne retiens pas mon chien et je cours avec lui dans la pente, je cours de toutes mes forces, trébuchant parfois parce que Rimski s’est arrêté brusquement pour flairer une souche ou au contraire court plus vite que moi et m’entraîne. Je cours et je me tais, le cœur battant en accord avec les pulsations de la forêt que l’on traverse ainsi à toute vitesse.

Puis, tout essoufflé mais rasséréné par la course, je rends visite au grand épicéa qui, au bord du chemin, a été coupé en deux dans le sens vertical. Je regarde longtemps l’intérieur de l’arbre : cette surface toute lisse, rabotée comme une planche, c’est la jeunesse cachée de l’arbre remise à nue par l’accident… Bientôt j’avance en bondissant un peu, cela plaît à mon chien – mais ce qui lui plaît encore plus, c’est naturellement le jeune chevreuil qui détale encore sous notre nez et va rejoindre sa maman : on regarde la tâche claire de son derrière zigzaguer un moment entre les arbres dans la lumière.

Tant de lumière, ici, en ce lundi. Un petit papillon jaune traverse le Gelon d’où le héron gris s’envole en silence. Il y a une bête dans la vieille cabane en ruine, peut-être un renard ou une fouine, à en juger par la mine de Rimski. Voici de nouveau le héron gris qui vole entre les troncs nus, et dont l’envergure semble démesurée par rapport à l’étroitesse du sous-bois. Les arbres aussi semblent démesurés, dont le lierre (qui recouvre entièrement tous les troncs exposés au soleil) brille. Ces délicates petites fleurs bleutées, ce sont parait-il des Scilles à deux feuilles (Scila bifolia L.), que l’on appelle aussi parfois « étoile bleue » : « La Scille à deux feuilles pousse dans des sous-bois frais, où elle fleurit de mars à avril. Elle est commune dans le centre et l’est de la France, jusqu’à 1 500 mètres d’altitude. La plante forme de petites colonies dans des lieux généralement boisés, humides, souvent collinéens à montagneux » lis-je après coup dans Wikipédia…

Un papillon jaune, deux papillons jaunes, trois papillons jaunes finissent par me rappeler que moi aussi, je suis habillé tout en jaune – comme lui, donc, le Piéride jaune ou Papillon Citron (Gonepteryx rhamni), le premier à sortir. Il faudra chercher les noms de cet autre orange et blanc que l’on voit si souvent : le Papillon Aurore, Anthocharys cardamines, grosse tache orange et petit point noir sur les ailes, l’un des plus précoces également, et de ce petit violacé, et de ce pourpre à pois noirs…

Rimski traverse à guet pendant que je prends la passerelle, puis il fonce à l’endroit où le blaireau a laissé derrière lui beaucoup de poils et des lambeaux de peau. Il fonce, il court de ci, de là, ce doit être le bon tempo pour suivre le concerto du printemps. En musique aussi j’ai du mal avec la vitesse, ce pourquoi je ne joue le plus souvent, à l’accordéon comme au saxophone, que des morceaux lents. Après « Winter morning », j’ai commencé cependant à travailler le deuxième mouvement, « In the country », qui est vif et léger. Je m’adapte, il est facile de s’adapter à un beau printemps en un lieu protégé, au tempo d’un morceau, à la marche de son chien, même pour un autiste ce n’est pas méritant ; mais en sourdine une voix me demande : Qu’est-ce que tu ferais à leur place ? Qu’est-ce que tu feras, si un jour, tu t’y retrouves ? Qu’est-ce que tu feras, quand un jour, l’horreur sera sur toi ?

Faute de réponse, je photographie le premier pissenlit en fleurs au pied des chênes, juste en-dessous de la Martinette, dans ce puits de lumière qui est, je crois, l’endroit le plus ensoleillé de toute la vallée.

Plus loin je ramasse une grande plume de héron gris, et Rimski fait de même avec une autre plus petite ; nous repartons tous deux, plume à la main et à la gueule, mammifères à plumes…

21/03

 

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