Vigie, mars 2022

 

La pluie est venue

 

Vigie0322 13

 

La pluie est venue, la guerre continue. Il fait froid de nouveau dans le jardin transformé en bourbier où le grand chien blanc, ou qui fut blanc, creuse des tranchées. Les gouttes d’eau et les jeunes pousses brillent dans la lumière grise du matin. Les nuages restent accrochés à flanc de montagne, doublant de leur masse anthracite la masse vert sombre de Belledonne. La terre trop sèche accueille avec ce que je traduis comme une sorte de soulagement les ondées printanières. Moi, je repense à ce petit hibou dont j’ai rêvé cette nuit, qui s’approchait de moi et me regardait avec ses grands yeux jaunes brillants comme des lampes, avant de se transformer en une fouine ou une martre qui se laissait caresser, tout en montrant un peu les dents. J’aime beaucoup ses rêves d’animaux.

Puis je reprends la route. Corneille noire dans les prés verts, forsythia éclatant et prunier en fleurs. Le ciel gris et le crépitement de la pluie m’apaisent, je craignais vraiment qu’il ne pleuve plus jamais. Toutes ces petites et ces grandes peurs entremêlées dans la tête et le ventre parfois font comme un filet dans lequel je trébuche.

Petite, grande peur, avant-hier j’ai perdu mon site. L’ordinateur s’était éteint pendant une mise à jour, ou je m’étais livré à des manœuvres hasardeuses en modifiant des programmes, et j’ai bien paniqué. J’ai appris tant bien que mal à faire une restauration, rendue interminable par la faible connexion. Ce matin le site est à nouveau en ligne, mais je n’ai pas accès au module d’administration et ne peux donc plus rien y ajouter. Cela se réglera. Mettre en ligne les brouillons accumulés ces dernières années est aussi une façon de les protéger en cas d’incendie, par exemple, car il est plus facile d’effectuer des sauvegardes que de photocopier des carnets, mais la perte momentanée de mon site me confronte à la vanité et à la fragilité de cette manie d’écrire. À sa nécessité intime aussi, car il est bien évident que si je ne peux plus écrire, et si je perds la possibilité de puiser dans ces réserves de mots que cache ou dévoile sur ce site qui est pour moi comme le trou dans l’arbre où l’écureuil planque ses noisettes en hiver, je perds le fil, je perds le sens, la direction et la signification, je n’ai plus qu’à me coucher à côté de mon chien avec la tête entre les pattes et dormir jusqu’à ma mort.

Petite, ou grande peur quand je constate que l’extrême droite pro-Poutine est annoncée à 47 % au second tour de l’élection présidentielle française, ou quand je pense à cette petite fille disant avec candeur : « Il faut voter Marine pour éviter la guerre en France, c’est elle la plus copine avec Poutine ! » J’entends déjà le bruit des bottes, les grincements des chars, le grincement de la plume sur la lettre anonyme qui m’enverra au camp – même si, bien sûr, je n’y crois pas (on ne croit déjà qu’à grand peine aux catastrophes quand elles sont arrivées…).

Grande peur, quand on songe à la puissance de l’armée russe pour laquelle des milliers de vies humaines et tout un mois de guerre ne représente rien, et qui est prête à poursuivre le siège, allant toujours plus loin dans l’horreur, jusqu’à l’impossible victoire ou jusqu’à l’embrasement.

Soudain un vol de bouvreuils se pose en pépiant dans le prunier en fleurs. Je veux croire qu’ils nous livrent sans le vouloir une parole d’espoir, et que le pire n’est pas toujours certain. Ou bien : on verra en avril.

31/03

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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