Vigie, mars 2022

 

Deux tableaux

 

Vigie0322 09

 1.

Petit crachin de lassitude cafardeuse, coup de froid, coup de vent sur les champs brouillés. On n’a pas le temps de creuser, il faut avancer avec les mains dans les poches et les sourcils froncés. La mare ne ronronne plus et le saule marsault en fleurs s’est tu. Deux corneilles traversent en croassant le ciel blanc, pendant que le chien blanc passe en silence dans le champ assombri. Une grive draine lance ses stridulations typiques, puis conclut par un chant. Les rouges-queues restent invisibles, infidèles au rendez-vous du printemps. Ce ne sont pas des papillons que l’on voit s’agiter en haut du champ, mais des feuilles mortes emportées par le vent : s’il n’y avait tous ces chants d’oiseaux et si l’herbe n’était pas encore aussi jaune et rase, on pourrait se croire en automne. Puis trois chevreuils qui broutaient tranquillement en lisière détalent à notre arrivée, et l’aboiement de Rimski se répercute contre la colline en face. Un rayon de soleil passe à travers le brouillard et éclaire la scène. Une tourterelle réaffirme le printemps. Quand même, tout n’est pas si normal : il y a ici un arbre qui est tombé sur la tête.

2.

L’après-midi à filé, on sent déjà le soir dans l’air encore plus froid, le gris des nuages qui a viré à l’anthracite, le gris bleu du brouillard de moins en moins bleu, de plus en plus gris. Objectivement, on peut considérer que l’atmosphère est donc plus sombre, plus hivernale, donc plus triste que ce matin ; et me voici pourtant plein de joie, savourant le froid et le gris et même les hurlements des chiens de chasse enfermés au village d’en face avec une insouciance qui me fait un peu honte. C’est dire le peu de consistance de nos joies et nos peines humaines. Je ne vois plus à présent que rameaux bourgeonnants, douceur dans le pelage du champ, et tous les chants d’oiseaux me semblent en harmonie. La conversation avec Léo de retour du lycée, pourtant lugubre en un sens puisqu’on parle de la guerre et de toutes les crises en cours, me réjouit, et l’arrivée du bus qui ramène Clément à la maison, et la fougue avec laquelle Rimski m’entraîne encore vers le Grand creux… Il en faut peu pour être heureux, n’est-ce pas ? C’est juste à cause de ce groupe d’élèves qui, obéissant à merveille à ma consigne de faire tout le contraire de ce que je leur demandais, m’ont transmis un peu de leur énergie. C’est parce que c’est le week-end à présent et que la tension du travail se relâche. C’est parce qu’Élodie arrive tout à l’heure et que c’est bien d’être ensemble. Cela suffit pour chasser les images de la guerre et me ramener à l’insouciance du promeneur avec son chien. Qu’on ne m’en veuille pas, moi je ne m’en veux pas : les enfants qui jouent devant les ruines de leur maison, de leur immeuble, du théâtre bombardé hier, à Marioupol, font pareil. C’est la vie qui s’exprime ainsi dans notre capacité à oublier le pire. Chaque moment que je passe ainsi dans la forêt, au bord du Nant en ce moment, chaque moment d’abandon, de pardon et d’oubli, est une victoire de la vie. C’est pour cela que je lui trouve quelque chose de triomphant, à mon chien, dressé sur une pierre au cœur de cette forêt encore bouleversée par les tempêtes de décembre et qui, elle aussi, a quelque chose de triomphant.

Triomphant est excessif, je sais bien, même quand la guerre s’arrêtera ce ne sera pas un triomphe ; mais c’est de voir d’un seul coup ces arbres dressés dans le ciel blanc qui procure un enthousiasme propice aux exagérations puisque, pour un peu, je dirais que je sens la sève qui monte en moi et mes feuilles qui repoussent.

C’est aussi de franchir à quatre pattes le labyrinthe des vieux troncs recouverts d’une mousse à nouveau épaisse et vert vif qui ranime dans ma mémoire à la fois des souvenirs de Dordogne, de grottes, de jeux avec les enfants et de cueillette des morilles, autrement dit de tout ce que je connais de meilleur. Ajoutons-y cette sensation d’explorer un monde sauvage et inconnu, qu’il est facile d’avoir quand on remonte ici le nant. Apposant ma main au tronc lisse d’un hêtre, je me relie à un autre arbre, je crois que c’était un mahot noir, en Guyane, lors d’une escapade imprévue et tardive, un vendredi soir aussi sans doute, au retour du travail. J’aime les tours prévisibles qui font aller de repère en repère et savourer les variations ; mais je suis très sensible aussi au charme de l’imprévu, qui me fait à présent escalader les rochers à la suite de Rimski. L’audace du Samoyède est bien mal récompensée, puisque je viens de le voir dévaler dans les feuilles en sens inverse ; mais il repart à l’assaut, sans gémir, sans aboyer, usant de sa force, de sa souplesse et de son agilité, pour parvenir au sommet avant moi.

On quitte le ravin, essoufflés et ravis, pour retrouver cet autre monde plus calme du petit bois d’en haut où l’on cueille les girolles à l’automne, puis on débouche sur le champ ou un peu de brume s’accroche encore au-dessus de la route. On regarde apparaître puis disparaître les feux d’une voiture qui ramène à la maison quelque travailleur anonyme qui va dans quelques minutes à peine, comme moi, se déchausser en rentrant, boire peut-être un café, un thé ou une bière, tout à la joie d’être chez lui et de pouvoir se reposer.

À chacun ses sources de joie : pour Rimski, c’est le trésor de ce bois de cerf (on en trouve souvent en cette saison) happé en passant, et que pour rien au monde il ne céderait. « Assez marché », me dit-il : il ne veut plus désormais que se coucher dans un coin tranquille pour mastiquer son bonheur.

18/03

 

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