Vigie, mars 2022

 

Guerre et Paix, éloge de la chute

 

Vigie0322 07

 

On ne voit que lui à cent mètres à la ronde, le saule marsault mâle en fleurs. Toutes les abeilles du rucher se sont données rendez-vous pour ce premier vrai festin de l’année. Les inflorescences se sont hérissées de chatons jaunes dans lesquels elles se vautrent en tremblant, emplissant les sacs de leurs poches latérales. Je m’en approche et les hume à mon tour : c’est à peu près l’odeur des pissenlits, qui viendront bien plus tard.

La clameur qui monte de la mare n’est pas moins spectaculaire, qui semble avoir encore gagné en puissance depuis hier. Dans l’eau sombre saturée de sacs d’œufs gisent les cadavres des femelles noyées sous les mâles. Les colliers de perles des yeux des batraciens brillent dans la pénombre et bientôt s’affolent sans que le couple de colvert, toujours au même endroit, en paraisse le moins du monde dérangé.

Aujourd’hui je ne veux pas promener, juste flâner, et je m’allonge en haut du grand champ sur l’herbe chaude, dos au sol et face au ciel devant Belledonne en beauté. Je pense au Prince André qui, dans Guerre et Paix, tombe sur le dos pendant la bataille d’Austerlitz, je crois, et comprend, en regardant le ciel, la vanité des combats. Il aurait pu le faire avant que la tuerie ne commence, et Napoléon avec lui (tous deux allongés dans l’herbe, on imagine la scène…), cela aurait épargné bien des vies. Mieux qu’une balle dans la tête, c’est peut-être ce qu’il faudrait faire après tout, avec tous ces hommes de pouvoir et de violence enfermés dans les palais froids de leurs fantasmes, de leurs peurs et leurs mensonges : les faire sortir de là, les jeter à terre, les remettre en contact avec le réel, les obliger à regarder le ciel. Ils se diraient ces choses qui sont évidentes pour tout le monde sauf pour eux, que le monde est beau et fragile, qu’il vaut mieux vivre que mourir, que rien ne peut justifier qu’on tue un seul homme, que l’homme est très puissant mais incapable de redonner vie à la moindre fourmi morte (ainsi que le dit le vieux Médouze dans La Rue Case-Nègres qu’on a revu l’autre jour avec tant d’émotion).

Adossé à ce vieux pommier tout tordu auprès de mon chien blanc qui, après avoir creusé, gratté, exploré les alentours, est venu poser sa tête sur ma botte en quête de caresses, je suis en tout cas bien plus heureux qu’ils ne le seront jamais de toute leur vie. Un papillon jaune vient se poser sur l’oreille de Rimski, qui ne s’en rend pas compte. Devant les crêtes d’un blanc éclatant tourne un couple d’aigles que l’on distingue à peine. À part la plainte affreuse d’un chien de chasse enfermé quelque part dans un enclos du hameau en contrebas (pauvre vieux, tu sortiras l’automne prochain…) et puis, de temps en temps, le vrombissement d’une voiture de passage sur la D 207, rien ne vient troubler l’accord parfait de l’orchestre du monde, qui n’a pas besoin de chef pour naturellement s’accorder, trouver le bon tempo et, après le point d’orgue de l’hiver, laisser se déployer le mouvement du printemps.

Puis je m’arrache à la tiédeur du champ, j’ouvre la porte de la forêt et retourne flâner entre les arbres. La pause m’a apaisé et même, amolli, si bien que je n’anticipe pas la course folle de Rimski qui a repéré deux jeunes chevreuils. Je dévale sur une vingtaine de mètres, m’accroche in extremis à une branche et encaisse dans les genoux un choc dont je me serais bien passé : Rimski, mon beau, ce n’est pas parce que ton maître a fait, ici ou là et comme bien d’autres avant lui, l’éloge de la chute, qu’il faut le prendre aux mots… Il semble avoir compris qu’il avait exagéré et revient marcher au pied presque spontanément pendant un court moment, jusqu’à ce que l’envol d’un merle le fasse bondir à nouveau. Si l’on associe la vigueur au printemps, il faut considérer que pour le Samoyède c’est toujours le printemps…

15/03

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