Vigie, mars 2022

 

Que peut la poésie ?

 

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C’est encore un matin de grand soleil printanier où les grenouilles rousses s’accouplent et chantent comme le font les grenouilles (on dirait vraiment le ronronnement d’un gros chat) et où les abeilles sortent pour butiner malgré le vent encore froid. Ici ou là on a brûlé où on brûle encore les feuilles mortes le long des prés. On travaille au jardin, on taille, on prépare les beaux jours. Brossé de frais mon fringant samoyède semble danser sur le chemin, avec sa queue en panache qui ondule et prend si bien la lumière.

Moi, ces temps-ci, je dois avouer que toute cette lumière, cette beauté, cette insouciance de la nature et de mon chien, me donnent envie de pleurer. De pleurer de honte, parce que j’appartiens à cette espèce qui détruit tout, à commencer par elle-même. De pleurer de pitié pour tous ces pauvres gens qui, au lieu de se promener ainsi que je continue à le faire avec leurs chiens, leurs enfants, leurs amis ou bien seuls, se terrent dans des caves, s’enfuient sur des routes minées, comptent leurs blessures et leurs morts, morts de peur et bientôt morts tout court. De pleurer d’impuissance aussi, et il me faut bien reconnaître qu’écrire ne sert à rien, qu’une balle dans la tête du dictateur serait probablement le seul acte efficace.

Que faire en tant qu’écrivain ? L’autre jour dans Le Monde un poète a publié une tribune à propos de la guerre. Je me suis empressé de la lire, en me demandant ce qu’il allait pouvoir dire. La lecture de cette page insipide m’a confirmé ce que chacun sait : il y a vraiment des circonstances où bavarder devient indécent, et le faire ainsi dans une tribune du Monde m’a rempli de gêne pour son auteur et de tristesse pour la poésie. Le fait est qu’il n’avait rien à dire, ce poète, il aurait bien mieux fait d’aller promener son chien s’il en a un ou d’écrire pour lui-même – mais pas sous cette forme, dans un quotidien national…

« J’entends ici ou là murmurer des critiques » visant mes propres radoteries. Voyons, la guerre n’est pas nouvelle, pourquoi s’en émouvoir davantage que pour toutes celles qui ont eu lieu ces dernières années dans le monde, pour la Syrie et pour le reste ? D’abord, avoir pleuré en vain pour la Syrie et pour le reste ne minimise en aucun cas la douleur présente. Mises à part les cohortes racistes qui s’agitent beaucoup, d’ailleurs, en ce moment, qui n’a pas conscience de l’universalité de la souffrance, qu’elle soit vécue en Irak, au Liban, en Éthiopie ou en Ukraine ? On ne me fera pas ce faux procès-là. Mais il y a tout de même une certaine hypocrisie à faire semblant de ne pas comprendre pourquoi on peut-être, ici en France, plus touché que jamais. Bien sûr que la souffrance plus ou moins lointaine attriste, déchire même, mais cette fois c’est pour nos enfants et nous-mêmes qu’on a peur. Qu’est-ce que je vais leur dire, à mes enfants, à mon doux chien blanc qui ne pense qu’à jouer et à se promener, si on doit fuir dans la voiture ou dans l’avion en laissant tout derrière nous parce qu’une centrale nucléaire aura explosé, parce que l’incendie de la guerre se sera propagé jusqu’à nous ? Je sais bien que ce n’est qu’une supposition, mais elle suffit à terrifier et je ne vois aucune raison valable pour ne pas dire et redire que j’ai peur, comme tout le monde et même ceux qui disent le contraire, que je ne peux pas regarder sereinement s’épanouir le printemps en faisant abstraction de l’horreur en cours, et même, que je n’ai aucune envie d’en faire abstraction.

Je connais mes classiques et mes antiques, je sais que la doctrine stoïcienne, qui est née d’une époque terrible, ou le bouddhisme désabusé de mon vieil ami le moine Kamo no Chômei, me recommanderaient de distinguer ce qui relève de moi et ce qui n’en relève pas, et puis de ne me préoccuper que de l’autre et pas de l’un, autrement dit de regarder ailleurs. Regarder ailleurs, c’est déjà ce que je fais un peu trop à mon goût. Elle est si belle, cette glace translucide, ils sont si beaux ces restes de névés ou cette feuille tachetée prise dans la neige et que je photographie. « Profite donc de ce que tu as, de cette beauté précaire, de tout ce qui t’est encore offert ! » D’accord. C’est entendu. Je profite, comme tu dis, et tu le dis très mal. Je savoure, c’est déjà mieux, j’admire la course de mon chien et la courbe des arbres, ce n’est pas difficile. Mais même Kamo no Chômei dans ses Notes de ma cabane de moine ne le fait qu’après des pages et des pages d’une terrible litanie ressassant les malheurs de l’époque, de ce XIIe siècle japonais souillé de tant d’horreur. Il le fait méthodiquement, avec des images précises, des histoires qu’on lui a racontées ou dont il fut témoin, c’est à pleurer et d’ailleurs, je pleure chaque fois en le lisant. Ce n’est qu’après avoir vu et avoir dit toute la misère du monde qu’il parle de sa vie si proche des animaux que les grands cerfs ne fuient plus à son approche (hier soir c’est tout un troupeau de sangliers que j’ai pu voir de près car ils grognaient et farfouillaient tout près de la maison, mais je suis bien loin de pouvoir prétendre à une telle proximité avec le monde sauvage !).

J’écris, je parle pour accueillir comme je peux tout ce qui vient, tout ce qui est, tout ce qui me touche ; en tant que citoyen j’accomplirai sans mot dire et comme je pourrai mon devoir d’accueil et d’entraide ; mais en tant qu’écrivain n’écrivant que des écrits vains, des paroles de vent, je ne peux pas laisser la guerre en cours dans le hors champ du silence quand elle s’invite si près de mon décor.

Voici cependant que mon bon chien bifurque vers le torrent, avide de replonger dans ce bassin ensoleillé où nous nous arrêtions toujours l’été dernier. De nouveau il aboie après les remous, gratte les galets, se trempe à moitié, cependant que deux trichoptères tout fragiles dans leurs fourreaux de paille surnagent à l’abri du courant – et rien ne peut mieux dire je crois, aujourd’hui, ce printemps sans insouciance mais pas sans beauté. Rimski fonce comme un diable blanc dans la neige et dans l’eau, grogne après sa laisse, réclame, exige qu’on prolonge la balade. Allez mon grand, on prolongera autant qu’on peut tout ce qui valait la peine d’être là…

07/03

 

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