Vigie, mars 2022

 

Guernica

 

Vigie0322 08

 

Au moment où je sors pour promener Rimski, un avion de chasse passe à basse altitude en faisant un bruit effroyable. Cela arrive de temps en temps, mais le vacarme de l’appareil cette fois me saisit. Rimski me regarde avec un air interloqué. Les bruits des tirs, les bruits des bombes, je ne peux même pas me les imaginer, ni la terreur avant, pendant et après le bombardement.

Il y a quelque temps j’apitoyais mes élèves en leur parlant de Guernica ; qu’est-ce que je peux leur dire maintenant, alors que c’est Guernica tous les jours à quelques centaines de kilomètres d’ici ? Je m’invente un personnage sans émotion, qui ne risque pas de se mettre à pleurer en pensant à la jeune fille au chien ou au zoo bombardé. Car, oui, le plus grand zoo d’Ukraine a été par deux fois bombardé. La cage des fauves n’a pas été touchée, juste une volière éventrée, et puis, bien sûr, des bêtes affamées et inquiètes, comme les gens mais à leur manière de bêtes totalement dépendantes de l’homme et pour lesquelles le moindre changement qui survient dans le monde protégé de leur cage est source de stress…

Il faut des chiffres à notre échelle pour parvenir à se représenter ne serait-ce qu’un peu l’ampleur de l’horreur en cours : un enfant réfugié arrive chaque seconde dans un pays de l’Union Européenne, ai-je lu. Le temps que je fasse le tour de la mare où ronronnent les grenouilles, trois cents et plus seront arrivés, tout tremblants, épuisés, en ayant le plus souvent laissé leur père derrière eux.

Ici, au hameau des Landaz, des enfants jouent dans un jardin au pied de la montagne, sous le regard débonnaire d’un chien couché. Passe la fumée bleutée d’une cheminée sur l’arrière-plan encore terne et sombre de la forêt. Passe ce temps doux pendant lequel, là-bas, on serre les dents, on résiste, on se découvre plus fort qu’on ne le pensait, on tient tête contre un ennemi dix fois plus puissant mais qui a déjà perdu.

Le passage de Rimski provoque un petit affolement réjouissant à la Martinette, car les poules sont de sortie. Il est agréable de pouvoir saluer à nouveau le voisin. « Ça va bien, dit-il, le temps est impeccable ! » Et c’est bien vrai que le temps est parfait, tiède et voilé sans excès, mesuré. Un merle traverse en criant. Ce matin sur la route, la voiture qui me précédait a fait un écart pour en éviter un qui traversait de la même façon, et j’en ai été ému. Il y a des gens (on ne sait comment les qualifier) pour qui bombarder des maternités, des écoles, des immeubles ou des zoos ne pose aucun souci (il suffit d’affirmer que ce sont les gens qui se bombardent eux-mêmes), et d’autres qui risquent l’accident pour ne pas percuter un oiseau. Est-ce qu’on appartient vraiment tous à la même espèce ?

Un jour en classe, comme j’avais montré le film Valse avec Bachir, Benjamin presque en larmes s’était exclamé : « Mais comment est-ce qu’on peut faire tant de mal à des gens, à des enfants ? » Comment est-ce qu’on peut en arriver là ?

On raconte l’histoire de ce dignitaire nazi responsable de la mise en place du plan d’extermination des Juifs qui était allé regarder, par le judas, à l’intérieur d’une chambre à gaz, le déroulement d’une exécution. Il s’attendait à voir des rats, ce sont des hommes qu’il a vus. Il ne l’a pas supporté. Il est rentré chez lui en se sentant très mal. S’il avait tenu compte de ce que lui disait son cœur, il aurait tout arrêté là, peut-être même risqué sa carrière et sa vie pour tenter d’enrayer la machine infernale – mais les idées qui empoisonnaient son esprit ont été les plus fortes : il s’est dit qu’il était trop sensible, qu’il ne fallait plus qu’il assiste à ces scènes qu’il ne supportait pas. Dans son cerveau détraqué par l’idéologie nazie, la sensibilité était mauvaise. C’est elle pourtant qui, ici, dictait l’évidente vérité…

Il existe bien des façons pour permettre à la tendresse, à la faiblesse de s’exprimer. L’art, quand il n’est pas dévoyé (et dieu sait s’il a pu l’être, y compris par les nazis) a ce pouvoir. Les enseignements bouddhiques, ainsi sans doute que ceux d’autres traditions que je ne connais pas, sont riches de pratiques qui permettent de développer son sens de l’altruisme et de la compassion (là encore, quand le Dharma devient un dogme, une identité ou un simple moyen d’accéder au confort et au pouvoir comme dans nombre de monastères en Asie, il peut être perverti comme tout ce qui vient de l’homme, mais ce n’est pas une raison pour le dédaigner). Qu’on fasse sortir le boucher du Kremlin et qu’on lui montre ce que font ces bombes, qu’on lui montre tout de très près, est-ce que l’insensibilité programmée de ce robot du KGB y résisterait ? Je suppose qu’il est trop tard pour lui… Tous ces dictateurs sont des enfants dangereux qui ont peur, Chaplin l’a montré à merveille. Le problème est donc celui de l’idéologie, c’est-à-dire d’une pensée qui s’est solidifiée, qui a bouché de ses caillots tous les circuits du cœur, mais c’est aussi celui du pouvoir qui corrompt ceux qui l’exercent, surtout trop longtemps et de façon absolue. Si quelque chose de bon doit sortir de cette guerre, c’est peut-être la conscience renouvelée des enjeux que représentent l’Union Européenne et la démocratie. Déjà dans le pays, le perroquet à tête de vampire qui répète en n’ayant même plus l’air d’y croire : « le grand remplacement, le grand remplacement ! », ne pavoise plus. On peut au moins s’en réjouir.

Ce qui entre temps réjouit Rimski, c’est l’odeur qui émane de cette souche qu’il flaire depuis cinq minutes, les paupières mi closes, comme un amateur de vin savoure un grand cru. « Arrête un peu avec tes discours, semble-t-il me japper, et viens renifler ça ! » Je m’exécute, à quatre pattes. Ça sent vaguement l’ammoniaque, rien qui me mette en extase, mais c’était quand même agréable de partager cela avec lui. Puis on retrouve la cuve du Gelon après le toboggan. Le vacarme du torrent mêlé aux aboiements de Rimski fait taire les idées, les pensées, les tracas du moment.

16/03

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