Vigie, mars 2022

 

Une trêve

 

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Ce matin à la radio, un homme russe de 60 ans (autant dire, dans le contexte, un vieillard) disait qu’il avait vécu mille vies en une seule, et traversé des événements dramatiques dont un Français ne pouvait avoir aucune idée. « Qu’est-ce que vous avez vécu, en France ? Mai 68 ? L’élection de Mitterrand ? » Arrivé à son âge, il espérait pouvoir couler des jours ordinaires, acheter une datcha, vieillir tranquille et mourir, au lieu de quoi : le chaos, une fois encore,

Ma vie ainsi, ma vie ici n’a été pour l’instant qu’une longue trêve. J’ai mené et je mène cette existence ordinaire dont rêvait cet homme russe et dont rêvent probablement à peu près tous les hommes. Je ne pense pas que l’Homme, au fond, soit fait pour endurer le pire sa vie durant, ni tout détruire. Si l’on en croit l’absence de vestiges archéologiques témoignant de massacres avant le néolithique, il semblerait même que ces exterminations de masse qui ont pris au XXe siècle une ampleur vraiment folle, soient un phénomène récent lié à une mauvaise organisation des sociétés sédentaires. Avant d’être un tueur, l’homme est peut-être un marcheur, avec ou sans chien. (Prononçant ces paroles au moment où je m’approche de la gouille aux grenouilles d’où vient de s’envoler lourdement le héron, je vois passer sur le chemin en face une dame en blanc qui marche d’un bon pas et que Rimski veut rejoindre.) Alors, puisque j’ai cette chance extraordinaire d’être encore protégé, d’avoir du temps et ce beau lieu intact pour flâner, je décide de tout tenter pour profiter pleinement de la trêve (celle qui, au même moment, n’est pas respectée par les Russes), de ne pas jouer les rabat-joie en m’inquiétant pour le prix de l’essence pendant que d’autres craignent pour leur vie. Je dédie cette trêve aux Russes qui refusent la guerre, aux Ukrainiens, à tous ceux qui en rêvent.

Ce matin le printemps est si doux qu’un simple gilet semble déjà un peu chaud. Tout à l’heure la fauvette du jardin nous a offert un chant aux variations remarquables que j’ai supposé être son chant du printemps. Un couple de pics mars tambourinait dans les grands châtaigniers. Dans le petit bois au-dessus de la Martinette c’est une grive musicienne qui chante. Les derniers tas de neige sale et gelée qui subsistent encore le long du hangar et du nant fondent à vue d’œil. On peut déjà s’allonger dans l’herbe à peine humide dont le jaune paille est percé de minuscules touffes vert tendre. Les lézards se réchauffent sur les pierres du muret.

Soudain Rimski tire sur sa laisse de toutes ses forces parce qu’il a vu des chevreuils que moi, je ne vois pas, et je songe avec une pointe de nostalgie à cette époque lointaine où je m’inquiétais pour la qualité de sa vue parce que je repérais souvent les chevreuils avant lui. On voit ce qu’on veut voir. Il ne connaissait pas encore, à cette époque, la joie sauvage que procure le fait de courir après les chevreuils. Chacun, homme ou animal, a sur sa paupière la silhouette dessinée de ses désirs, comme le dit Proust : ce peut être une belle fille, un beau garçon — pour Rimski, c’est naturellement la silhouette du chevreuil qui s’est imprimée dans ses yeux. Lorsqu’un objet qui correspond à peu près au tracé qu’on a en tête entre dans notre champ de vision, c’est tout l’être qui s’éveille, qui tire sur sa laisse, de façon plus ou moins démonstrative (regardant Rimski, je songe au loup de Tex Avery qui voit passer une playmate).

Pour ce qui me concerne, je dois avouer que ces temps-ci, ce n’est pas une silhouette de fille ni de garçon, de chevreuil ni de grive qui est incrustée dans mes yeux ; c’est manifestement (j’ai un peu honte de l’avouer car j’ai compris que c’est un peu ridicule) une silhouette de Nordique. Lorsque je suis en classe dans ma salle aux sept fenêtres qui donne sur le parking, les champs, les rives du Breda et, au loin, le massif des Bauges, je vois souvent passer un homme qui promène son Malamute. Je ne le rate jamais : aussitôt, je suis à la fenêtre et je murmure ou je m’exclame « quelle merveille ! », et en me dévissant le cou pour le voir de plus près alors que j’étais en voiture, j’ai bien failli avoir un accident… Je les repère de loin, je n’ai même pas besoin de les voir vraiment pour les identifier. C’était ainsi pour les oiseaux du temps de mon ornithomanie. Quand j’étudiais le bouddhisme à Karma-Ling, je voyais la silhouette du bouddha ou d’Avalokitésvara dans les branches des arbres. Dans quelque temps, ce sont les éponges jaunes ou sombres des morilles qui danseront jour et nuit dans l’eau de mes rêves éveillés. Ce sont là, je pense, des obsessions bien innocentes, presque enfantines, et je constate aussi que dans les vrais rêves que je fais en dormant je suis le plus souvent encore un enfant (dans le rêve de cette nuit, j’étais invité dans la maison du chanteur Renaud, qui me recevait très chaleureusement alors que je m’attendais à le trouver ronchon ; je m’en étonnais, et il me disait qu’il ne l’était qu’avec les adultes, responsables de tout le malheur du monde alors que les enfants n’y sont encore pour rien – puis il parlait de sa nostalgie de l’enfance, jusqu’aux larmes.)

Nous voici cependant arrivés à la maison en ruine où je fais un détour. Le grand arbre qui s’était abattu sur elle cet automne ressemble à un calmar géant en position d’attaque. Émergeant du chaos de branches brisées, un autre grand arbre fait figure de survivant, dont le frère siamois par contre n’a pas survécu, sectionné de haut en bas, et qui gît sur le côté. Rimski se roule sur la neige dure qui est encore assez épaisse, puis il retourne se baigner en regardant encore vers la colline l’endroit où les chevreuils ont filé. Je m’assois au bord de l’eau, profitant ainsi de la trêve en murmurant : puisse-t-elle durer longtemps, jusqu’à ce qu’on vieillisse et qu’on meure.

09-10/03

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