Vigie, mars 2022

 

Parfums de Mars

 

Vigie0322 06

 

Grâce à la pluie d’hier qui a fait refleurir les odeurs, on peut cette fois sentir à plein le nez le printemps. Il est difficile de les isoler, toutes ces odeurs qui vous viennent par paquets. Quand on traverse le champ, ça sent évidemment l’herbe et la terre mouillées. Près de la mare, où le chant des grenouilles va crescendo et où les bonds de Rimski provoquent en retour des dizaines et peut-être des centaines d’autres bonds affolés, on sent une légère odeur de vase (j’aurais voulu renifler de plus près mais l’état de surexcitation de Rimski rend l’approche impossible : il suffit qu’une bête coure, vole ou saute devant lui pour qu’il devienne fou, qu’importe qu’il s’agisse d’un chevreuil, d’un geai ou d’une grenouille). Quand on traverse les Landaz, ce sont des odeurs de fumée et de goudron qui se mêlent à celles de la paille des granges, puis ça sent fort l’essence à cause du moteur que deux habitants penchés sur le capot ouvert d’une auto à l’arrêt font vrombir. Odeurs de terre lourde quand on s’engage dans le sentier qui traverse le petit bois au-dessus de La Martinette, odeurs de mousse fraîche quand on s’approche du talus où l’on constate qu’elles ont repris leur bel éclat vert vif. Je fermerais bien les yeux pour une promenade seulement olfactive, s’il n’y avait Rimski (mais s’il n’y avait Rimski je ne serais pas ici). Lui, hume ni plus ni moins que d’habitude, tous les sens aux aguets – même la limace est un objet de curiosité, et je ne parle pas du crottin de cheval que je me contente de flairer pendant qu’il le dévore… Les thuyas ne sentent plus du tout, comme en hiver, la punaise écrasée : leur odeur est devenue plus sucrée, « amande citronnée » me dis-je à tort ou à raison, et rejoint l’odeur de résine des rameaux de sapin entreposés plus loin sur le bord du chemin le long duquel tout a été nettoyé avec soin, comme toujours à La Martinette, et où l’on voit exposés successivement ce tas de rameaux, un tas de fines branches, un tas d’écorces, un tas de branches de noisetiers, puis les troncs déjà en partie débités pour servir de bois de chauffage.

La fermentation des chênes à l’orée du grand bois a un parfum si fruité que je songe soudain aux mombins qui pourrissaient dans le jardin de Guyane ; bientôt, cette odeur prend toute la place – jusqu’à ce que Rimski s’arrête pour m’offrir un autre spectacle puissamment olfactif sur lequel je ne m’attarde pas.

Dans l’odeur des ronces au soleil – ronces encore à terre mais qui commencent à se redresser et dont le marron terne vire à nouveau au pourpre – on sent déjà les mûres à venir.

Sur mon sentier de mars tout baigné de lumière, rien ne sent le sang, ni la poudre, ni la guerre.

Je m’arrête pour renifler cette branche cassée d’un bel orange que j’avais photographiée il y a quelque temps ; elle ne sent presque rien, ce qui montre une fois de plus à quel point l’apparence et les odeurs ne vont pas forcément ensemble.

Odeur d’eau et de galets frottés, Rimski a dévalé jusqu’au Gelon (une nouvelle tentative pour passer à guet échoue car le courant est bien trop fort).

La tristesse, me dis-je, a l’odeur de la neige et des derniers névés.

Ça sent la sève sous le grand épicéa abattu, et le Samoyède contrarié quand enfin on rejoint la route et que s’annonce la fin de la balade. Un gros camion passe très lentement, qui distrait Rimski de sa frustration en laissant derrière lui de forts remugles de gasoil, puis une voiture qui roule aussi au ralenti, comme on le voit beaucoup sur nos petites routes ces jours-ci, et enfin une voiture électrique qu’on n’entend pas venir et qui ne laisse pas d’odeur.

14/03

 

Ce contenu a été publié dans 2022. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.