Vigie, mars 2022

 

Piqûres de rappels

 

Vigie0322 12

 

Papier froissé du rouge-queue gribouillant ses poèmes de mars. Jonquilles en fleurs dans le jardin oublié. Dans le grand pré je regarde rouler le souvenir de Léo et Clément jouant l’an passé, cela semble si loin, avec Rimski encore chiot, pour ce qui devait être une séance de dressage. Une année a passé, leur enfance s’éloigne. La gouille est à présent recouverte d’herbes, à tel point qu’on peut craindre que les grenouilles rousses ne puissent bientôt plus pondre. On regarde de loin un papillon orange se noyer. Comme je m’approche un peu trop des ruches, une abeille qui s’était sans doute glissée par mégarde dans ma chaussure, à mon grand étonnement me pique au pied.

J’avais oublié à quel point cela peut faire mal, une piqûre d’abeille, qui est aussi piqûre de rappel du temps passé. Je peine à remettre de l’ordre dans ma chronologie. Quand est-ce que c’était, le temps de mes visites aux ruchers sous un voile mal ajusté ? Il y a deux étés ? Les fils du temps s’emmêlent.

La guerre a commencé il y a un mois. On pensait tellement qu’elle serait brève, et on craignait si fort une catastrophe immédiate comme l’explosion d’une centrale ou une généralisation du conflit armé à l’ensemble du continent, qu’on a du mal à prendre conscience que la menace est pire aujourd’hui. Depuis que les rouges-queues sont arrivés, il fait trop beau pour qu’on pense continûment à la guerre. Si l’incendie n’a pas tout détruit tout de suite, n’est-ce pas qu’il est maîtrisé ?

On sait que non. Le feu couve sous les cendres des pays en ruine et du temps. Le cancer continue à ronger à son rythme, pas moins destructeur d’être plus patient. Les températures en Antarctique sont de 50° supérieures aux normes. Les soldats et les chars de toutes les crises en cours prennent position et avancent.

On avance, cependant, vers le Gelon. Les lézards prennent un bain de soleil sur les pierres et daignent à peine bouger à notre passage. Lumière crue dans la combe. Pas un nuage. Peut-être qu’il n’en viendra plus jamais ? Le printemps est trop sec, on se souvient à peine de la dernière pluie qui a bien peu duré. On s’assoit un moment dans un coin frais, sur une pierre lisse au bord du torrent. Rimski se baigne et m’éclabousse. Les noisetiers qu’il secoue envoient dans l’air un peu de poudre jaune. Une bergeronnette des ruisseaux, jaune aussi, passe à toute allure sans s’occuper de nous. Mais le vrai grand plaisir du jour, c’est de voir surgir deux cincles plongeurs très pressés, comme toujours, que je vais ensuite observer aux jumelles (je les ai prises) un peu plus loin. Ce petit merle boréal au poitrail blanc et au plumage parfaitement imperméable m’a toujours fasciné. Je l’ai souvent observé en hiver, le voir ainsi batifoler, plutôt que pêcher, dans ces eaux printanières, m’enchante d’autant plus.

Un mugissement terrible retentit soudain quelque part vers le haut. Rimski aboie dans les graves, comme il le fait face à un danger potentiel qu’il n’identifie pas. On pense à un accident sur la route, à des travaux. L’instant d’après c’est oublié, et on avance sans penser.

24/03

 

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