Vigie, mars 2022

  

Portes ouvertes

 

Vigie0322 11

 

Les branches brisées jetées de part et d’autre du Chemin de la Montagne perpétuent le souvenir de la tempête et forment des sas qui semblent mener chaque fois vers un autre monde.

C’est portes ouvertes, aujourd’hui, à l’école du printemps. Qu’est-ce qu’on y apprend ?

D’abord on révise ses chants d’oiseaux. Ces trilles très aigus, presque inaudibles, qui montent crescendo, sont bien sûr le chant du roitelet triple bandeau (Regulus ignicapilla), auquel vient se joindre semble-t-il un roitelet huppé (Regulus regulus) ; il faut, pour les entendre, que la mésange nonette, le geai et surtout le rouge-gorge occupé à s’enivrer de ses propres vocalises qui envahissent tout l’espace, se taisent un peu.

Ensuite on cherche, et on trouve, le nom de cette plante vert pâle aux fleurs en grappes blanches qui a colonisé l’ornière du chemin : le Pétasite blanc (Petasites albus), qui semble à lui seul résumer le printemps.

Enfin on travaille son étonnement. On s’étonne que le ciel soit à ce point dépourvu de nuages, et qu’il y ait tant de teintes de gris et de vert, tant de textures d’écorces différentes pour des arbres pourtant de la même espèce, et tant de formes différentes aussi dans la façon de croître ou de se briser qu’ont les arbres. On s’étonne de l’apparition fantastique du grand cheval noir dont le poil brille à contre-jour au-dessus du sentier, tout comme un peu plus loin brillent les branches de ces bouleaux qu’on a comparés tantôt à des danseurs parce qu’ils ont été tordus en tous sens et semblent s’être figés en un drôle de tableau vivant, et dont la blancheur est encore ravivée par la lumière éclatante de midi qui contraste si fortement avec l’arrière-plan sombre des résineux et des feuillus sans feuilles. On s’étonne de la caresse fraîche de l’air sur les bras nus. On s’étonne d’arriver si vite et sans efforts à la bifurcation de la cabane du mont Dondon. On s’étonne du grand silence qui règne une fois passé le nant du Feu de Joie, puis surtout on s’étonne d’être là, alors qu’on n’y a pas toujours été et qu’un jour on n’y sera plus, d’être en vie et de parler seul en marchant derrière un grand chien blanc qui est, à lui seul et en toute saison, une source permanente d’étonnement.

Rimski glisse sur les derniers névés. Ça sent fort la résine quand on passe au soleil.

À l’école du printemps il faut se livrer aussi à quelques acrobaties, quand on arrive là où sept jeunes sapins ont été déracinés d’un seul coup, dont il faut enjamber les sept troncs tout en tenant la laisse.

Il fait froid par ici, à cause du souffle du torrent et des névés préservés par l’ombre. Il n’y a vraiment personne dans ces sous-bois, sur ce flanc nord de Belledonne si peu fréquenté, même en été et le dimanche. Parfois je me demande ce que cela ferait d’habiter dans une ville, de croiser chaque jour des centaines de visages. Je crois que je ne saurais plus qui je suis (je le sais déjà si peu). Je flotterais de visage en de visage, je perdrais le contact de la réalité et me laisserais happer par les rêveries des autres. Les villes, c’est bien connu, sont dangereuses, parce qu’on s’y perd, parce que ce sont des diablesses tentatrices, et puis surtout parce que ce sont elles qu’on bombarde en temps de guerre… Les leçons des villes et de la guerre sont plus rudes, évidemment, que celles du printemps en montagne. Je ne peux que me réjouir d’avoir pu et de pouvoir être à si bonne école.

22/03

 

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