Vigie, mars 2022

 

« Ça bouge un peu »

(un dimanche au Pic de l’Huile)

 

Vigie0322 05

 

Un rouge-gorge s’égosille en stridulations virtuoses qui semblent ne s’adresser qu’au ciel limpide, au soleil qui vient juste d’émerger de la crête du Grand Chat, au monde entier incluant ses congénères ailés et non-ailés incluant même le passant et son chien qui lèvent tous deux la tête vers la cime de l’arbre qui lui sert de perchoir. Il y a dans ce chant éperdu une telle vigueur qu’on pourrait presque en oublier sa propre faiblesse, les cauchemars de la nuit et du jour, cette sensation récurrente qu’on a d’être englué dans un piège général aux mécanismes et aux stratégies sans cesse renouvelées – cela a bien failli marcher, mais la vision du cadavre encore frais mais tordu de douleur d’une grenouille rousse crucifiée sur la route suffit à ramener à une réalité moins réjouissante. On quitte alors la D 207 pour la petite route secondaire qui descend au Gelon et remonte jusqu’au chef-lieu.

Marcher permet de s’alléger, surtout quand c’est par un dimanche printanier, sur cette route déserte que l’on quitte bientôt pour un sentier boueux, à travers une forêt peuplée seulement d’oiseaux et de chevreuils. Tout à l’heure au lever je me sentais sans force, arbre arraché, grenouille écrasée, la tête pleine d’images d’une tristesse à pleurer. Rimski ne m’a pas laissé la possibilité du repli, et je l’en remercie : la reverdie des plantes fait du bien, traverser le village encore endormi de la Provenchère, surprendre au passage ces fragments d’une vie quotidienne encore paisible — les échos d’un petit-déjeuner par la fenêtre entrouverte d’une cuisine, des jouets d’enfants sur un balcon, une cigale en porcelaine clouée sur la porte d’un garage — rassure et ravit, comme le font aussi les lignes vastes et très pures de la montagne enneigée en face et la silhouette ondulante du samoyède au soleil. Ici la butte est toute parsemée de lamier pourpre, de primevères et de violettes (deux pétales vers le haut et trois vers le bas, la « violette fait la tête » alors que la « pensée sourit »), parmi lesquelles un petit papillon roux s’affaire. Le monde vaque à ses affaires, pas troublé, paisible comme l’est le plus souvent le monde quand il n’y a pas de cataclysme.

Hier, pendant que Clément et moi jouions avec l’harmonie, la terre a tremblé (un petit séisme de magnitude 4,2 dont l’épicentre était situé non loin d’Albertville), et l’on a eu soudain l’impression que le sol glissait, comme sur un tapis roulant. Le chef a continué à diriger comme si de rien n’était mais pour beaucoup, pour moi, ce fut un instant d’effroi, parce que je ne savais pas si c’était un tremblement de terre (comme celui que j’avais vécu il y a longtemps en Guyane, dans ce pays où il n’y en a jamais, et le simple déplacement de la lampe dans la pièce avait suffi à sidérer parce qu’on pensait vraiment que c’était impossible jusqu’à ce que les boues accumulées par l’Amazone sur le plateau des Guyanes finissent par provoquer cette improbable fracture), ou bien si cette secousse pouvait être due à quelque bombe gigantesque larguée sur le pays. « Oh, ça bouge un peu, ça bouge un peu, le mal de mer on l’a partout sur terre », ces temps-ci…

Nous voici arrivés sur ce terre-plein dégagé où est installée une table de pique-nique à laquelle j’aime m’asseoir pour griffonner sur mon carnet en profitant de la vue sur la vallée. Tambourinage d’un pic. Clameurs et vibrations. Plus loin, à l’entrée de La Table, des voisins parlent de la guerre. « Même au moment de l’Irak l’essence était pas à ce prix-là ! » dit une voix, pendant qu’un passereau que je n’identifie pas parade sur une branche (ce qui me fait penser que je n’ai toujours pas vu les rougequeues, qui devraient pourtant être revenus maintenant). Un homme est occupé à tirer le long fil argenté d’une nouvelle clôture devant le paysage pastel et parfaitement bucolique de La Table dont le soleil tamisé par les nuages éclaire les façades, celle de la grande église surtout, d’une lumière sépia, et l’on croirait une de ces anciennes cartes postales qu’on vent encore dans les brocantes. Cette clôture que l’homme est en train de tendre, il ne faut pas la voir comme quelque chose qui sépare, ce n’est d’ailleurs pas du fil de fer barbelé qu’il manipule mais une sorte de ligne vraiment étincelante comme on rêverait de savoir en écrire dans les poèmes. Cette clôture rassure parce qu’elle dit aussi l’arrivée du printemps, le travail quotidien de gens soucieux de leur lieu, de leurs bêtes, de leur terre.

On rejoint le long chemin goudronné qui suit la ligne de crêtes jusqu’au Pic de l’Huile, ce Pic de « l’Aiguille », en fait, puisqu’avec un peu d’imagination on peut voir comme tel ce modeste mamelon depuis La Rochette en bas). On traverse de vastes prés bien pâturés sur lesquels on a répandu du fumier, avec à main gauche l’énorme masse de Belledonne et à main droite, par-delà le village et son clocher, les crêtes effilées et dansantes des Bauges. Le ciel vire au gris, la pluie viendra peut-être dans la journée et ce serait un soulagement tant ce début de printemps a été sec jusqu’à ce jour.

Bien sûr les souvenirs viennent à notre rencontre. Sur ce chemin bien praticable j’ai promené Léo dans sa poussette, Clément a fait du vélo pour la première fois, on avait fait décoller tant bien que mal le petit cerf-volant et l’avion miniature, et je me suis promené avec la chienne Patawa, avec mes parents, une fois même avec Jean Morisset arrivé du Québec et Pascal, et Joël Vernet avec sa compagne… « Allons-y, dis-je à Rimski, gravons de nouveaux tracés sur la grotte de nos souvenirs ! »

Mon chien se soucie peu du passé, tout à son obsession de flairer et de mastiquer le fumier. On court un peu tous deux à travers le grand champ, Rimski et lui n’attendaient que cela. Une troupe de grives drainés (je sais de nouveau les reconnaître) salue notre exploit sportif. L’odeur du fumier monte à la tête, les odeurs du printemps, du grand air, et toutes ces sensations encore heureuses rééquilibrent un peu notre être chancelant. Plus loin un geai des chênes improvise une mélodie brillante qu’on n’oserait jamais lui attribuer si on ne le voyait pas en train de chanter, le bec grand ouvert.

Les pensées étroites reviennent, qui se tenaient embusquées dans l’obscurité du virage. Voici, jeté au sol, brûlé et criblé de balles, l’un des panneaux posés par le club d’astronomie de La Rochette. Cet acte de vandalisme désole pour tout ce qu’il rappelle de l’immense crétinerie des hommes. C’est Jupiter qui est à terre : allons, c’était peut-être un geste anarchiste, un acte politique – les bouteilles vides jetées ici ou là laissent supposer qu’il était avant tout éthylique. Neptune, Vénus et les autres sont encore debout…

Je ramasse en passant une plume de buse puis rejoins le poste d’observation du Pic, au pied de la croix. Vent tiède. Lumière franche sur le Granier et sur la Savoyarde, petit flash ici ou là d’une façade, jaune-vert atténué des champs, gris-rose des bouleaux, petits bourgeons tremblants, chants d’oiseaux, plainte d’une tronçonneuse très loin, aboi d’un chien. Le paysage s’assombrit, un peu de gris dans la combe, un blanc plus électrique sur Belledonne toujours illuminé. Rimski vient s’asseoir près de moi et pose sa tête sur mes genoux, puis il redresse son museau et me donne un coup de langue. Un corbeau par cinq fois salue le retour du soleil et on se dit que c’est vraiment, comme dans la nouvelle de Buzzati, un de ces jours dont on ne sait pas s’ils vont aller vers le meilleur ou le pire, le bien ou le mal, la paix ou la guerre – ou plutôt dont on voudrait bien ne pas voir, ne pas savoir vers où ils vont… Cette image du journal d’hier évidemment ne me quitte pas, qui montre une jeune fille qui traverse le Danube, entre l’Ukraine et la Roumanie, avec son golden retriever. Elle a tout laissé derrière elle, mais pas son chien, dont elle caresse la tête cependant que lui tend son museau vers elle, les yeux fermés, tout comme le faisait Rimski à l’instant, avec une expression de reconnaissance et de confiance absolues à vous fendre le cœur. L’innocence infinie des bêtes offre un contraste terrible avec la culpabilité des hommes, même des hommes victimes de l’homme mais tellement honteux de leur espèce, de la peur infligée à ceux-là mêmes qui dépendent entièrement d’eux et qui ne peuvent pas faire autrement que d’avoir confiance, les bêtes et les enfants.

Je serre Rimski contre moi. Il paraît que ces temps-ci, mon obsession canine devient vraiment pathologique. Je crois que c’est normal, j’ai peur, et comme tous les enfants je m’accroche à mon doudou, mon gros toutou transitionnel comme dirait Winnicott. Je me raccroche à ce que je peux, je convoque mes chemins, mes sentiers, mes oiseaux et mon chien. L’humain ne peut pas me rassurer ainsi parce qu’il est comme moi, trop fragile, trop conscient de tout. Petit frère mammifère dont le corps tiède et la fourrure épaisse réchauffent, il est aussi une vivante interface vers le monde sauvage, ce monde de mystère aux sens amplifiés, toujours aux aguets, relié à des forces que nous ne sentons presque plus sauf quand la terre tremble fort. Mais ce qui me touche aussi chez lui, ce qui me le rend nécessaire, c’est aussi sa part strictement domestique. Tout comme moi il est un être fragile et dépendant, trop choyé, habitué au confort, démuni face au mal qu’il ne peut pas comprendre. On a pu dire que l’être humain s’était, en quelque sorte, auto-domestiqué : l’homme vit dans son propre chenil, dans son terrier, affairé, effrayé du dehors comme l’être hybride inventé par Kafka, tiraillé entre des désirs contradictoires de protection et d’exposition. Tout comme il y a dans mon beau chien nordique un loup qu’un rien révèle, je continue à rêver – aussi policé, sédentaire et fragile puissé-je être – à cette autre vie plus forte, plus rude, mieux ancrée, que je ne vivrai jamais, je rêve de Dersou Ouzala, dont j’ai commencé à lire hier dans le gros volume offert par Élodie le récit intégral que je ne connaissais pas. Enfant, c’était l’histoire de Croc-blanc qui me fascinait, me faisant dessiner des silhouettes de loups sur mes cahiers et m’arrêter avec un émerveillement mêlé de peur devant le husky aux yeux vairons qui regardait passer en silence les collégiens depuis l’enclos de son jardin. Une part de moi n’aspire qu’à une douceur familiale, une autre s’en éloigne, se perd dans des rêveries de lointains, d’autrefois et d’ailleurs. Certains livres ouvrent en moi de telles crevasses que j’ai grand peine à résister à la tentation d’y disparaître tout entier, il faut que je me retienne, que je garde une main dans la réalité, mais je ne sais plus très bien où elle est, cette réalité. Silence de neige bourdonnant dans la tête. Plus personne. On laisse aller son loup. Surtout, que personne ne me parle de laisse, de cette éducation pour le confort des maîtres qui n’est qu’asservissement, que personne ne parle, d’ailleurs, il n’y a plus personne – que Dersou Ouzala, la panthère de l’Amour, la harde de sangliers et le vent dans la steppe.

Ce ne sont cependant pas des steppes sauvages que je parcours parmi les loups, mais la toute petite route baignée de lumière qui revient vers la Provenchère en passant par le hameau du Faud. Voici la grande maison en briques où Léo autrefois allait retrouver Angélique. Je discute un peu avec un monsieur qui trouve que Rimski est beau. « Bonne journée, Madame », me dit-il, et j’en suis étonné car, tout de même, j’ai coupé mes cheveux (il faut croire que j’ai conservé mon allure androgyne, avec mon phrasé chantant typique de beaucoup d’atypiques, ma silhouette mince et mon gilet d’un jaune flamboyant). Je redescends jusqu’au Gelon en empruntant le sentier ingrat transformé en petit torrent boueux qui permet de faire la jonction, car Rimski avait envie de se baigner. Il y a trop de courant et l’eau est trop profonde pour passer à guet sans se tremper, aussi empruntons-nous sagement la passerelle.

Ces chevreuils qui semblent nous attendre, toujours aux mêmes endroits, est-ce que ce sont les mêmes qu’hier et avant-hier et avant-avant-hier ? Est-ce qu’ils s’appellent les uns les autres pour venir nous voir passer et pour narguer Rimski ? Ou bien est-ce qu’ils passent toute leur vie exactement au même endroit de la forêt ? Je leur ai posé la question et ils ont détalé.

Cette fois la grande plaque de glace collée à la paroi est tombée sur le sentier, aux trois quarts fondue. Le vieil hiver laisse place au printemps, comme le veut l’usage. Moi, je m’assois au bord de cette cuve calme du torrent où Rismki aime patauger, je me replie, je pose ma tête contre mon chien et je pleure bêtement parce que je ne comprends rien.

13/03

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