Vigie, novembre 2023

 

« Que faites-vous dans la vie ? »

 

 

J’ai, comme tout un chacun, des identités multiples et changeantes, par lesquelles je me définis socialement, psychologiquement, affectivement, etc. J’assume la nécessité de recourir à ces étiquettes dont le caractère simpliste ne me gêne pas plus que cela, et parmi lesquelles il y a naturellement tout ce qui touche à la profession ou à l’activité principale, tout ce qui répond de la façon la plus évidente à la question : « qui êtes-vous ? », sous-entendu « que faites-vous dans la vie ? »

Ce que j’aurais envie de dire, c’est que je suis écrivain, parce que l’écriture est la plus ancienne et la plus ancrée de toutes mes obsessions, et parce que mes autres activités d’une façon ou d’une autre s’y rapportent et m’y ramènent ; mais si je considère ce qui me permet de gagner ma vie, il faut évidemment que je dise que je suis professeur. À un certain moment, parce que je passais énormément de temps à jouer de l’accordéon ou du saxophone, j’ai pu dire aussi que j’étais musicien amateur. Aujourd’hui, cependant, si j’en juge par mon emploi du temps, je crois qu’il serait honnête que je dise que je suis avant tout promeneur-toiletteur-gratteur professionnel, au service de mes chiens…

Depuis l’arrivée de Nouchka, le brossage, le pulsage (qui consiste à sécher le pelage à l’aide d’une sorte de très gros sèche-poils qui envoie puissamment de l’air tiède sur la bête), le toilettage, le rebouchage des trous du jardin (dans lequel il m’a fallu avec l’aide de Léo et Clément transporter quelques centaines de brouettées de gros cailloux pour former autour de l’installation sanitaire un grand pierrier protecteur…) et le nettoyage de la maison où toute la terre du jardin semble devoir inéluctablement finir, sont devenus mon activité principale. Sitôt rentré, me voici occupé à aménager un nouveau coin pour rendre le toilettage plus pratique : j’installe une table dans le sous-sol transformé en niche de luxe, sur laquelle je pose le pulseur, je fixe au mur une grande planche pour accrocher les peignes, brosses, étrilles, coupe griffes, ciseaux, accouple, mousquetons, harnais, laisses, longes, baudriers, lampe, etc., après quoi je répare le plaid du « canapé des chiens », puis je les pulse et les brosse longuement (car Nouchka surtout a de vilains nœuds) avant de repartir en promenade… Je passe sur tout le temps consacré à rechercher sur Internet une nouvelle longe, une ceinture adaptée, ou des conseils pour venir à bout des nœuds du sous-poil de Nouchka. Un plein temps, vous dis-je ! J’ai connu des moments comparables, il y a longtemps, mais c’était alors des poussettes, des porte-bébés et des couches lavables qui occupaient mon temps et ma tête… Le lien semble assez transparent.

Le soir tombe et Nouchka vient, en se blottissant contre moi, demander quelque chose que Rimski ne demande jamais : partir faire une promenade de plus, une dernière, au crépuscule ! La joie qu’elle manifeste quand je me saisis du harnais et de sa nouvelle longe redouble la mienne et fait venir aussi Rimski, qui oublie même son jeu habituel de courir au fond du jardin lorsque je m’apprête à lui passer son harnais. Bientôt me voici de nouveau dérivant parmi les couleurs d’automne, un peu écartelé entre la longe jaune de Rimski et la longe orange de Nouchka. Dans la pénombre du sous-bois, une bête que je ne vois pas provoque comme toujours la frénésie de Rimski qui fonce à travers les ronces, aussitôt imité par Nouchka qui n’a pas l’air de bien comprendre ce qui se passe mais qui calque son comportement sur celui du grand mâle. On se met à trotter tous les trois dans le noir, le torrent fait un bruit incroyable et c’est bon de courir comme cela, presque en aveugle, emporté par les chiens blancs qui éclairent mon chemin, chamboulent ma vie, et dont la quadripédie réveille ma bipédie en m’arrachant à ma chaise et en me remettant sur mes deux pieds.

Il m’arrive souvent de dire que l’art est un retour à la sensation, un apprentissage qui passe par les sens plus que par l’intellect ; c’est encore plus juste de le dire à propos du compagnonnage des chiens… Deux  samoyèdes dans la nuit : voilà la poésie !

 08/11/23

 

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