Vigie, novembre 2023

 

L’instinct de l’instant

 

 

Soleil et nuages au-dessus de la montagne fauve. C’est à nouveau une première que j’expérimente ce matin puisque, pour la première fois depuis la mort de ma chienne Patawa, je pars avec un seul chien qui n’est pas Rimski, mais une chienne…

Avoir deux enfants ou deux chiens permet de mieux mesurer les différences de tempérament et de comportement des uns et des autres. J’ai toujours été étonné par la façon qu’a Rimski de s’enfuir sitôt que je l’appelle pour partir en promenade, alors que Patawa faisait plutôt le planton devant mes bottes et venait déposer la laisse à mes pieds. Nouchka elle-même en a paru surprise, elle qui jappe d’impatience dès que je m’approche de son harnais. Aujourd’hui, où j’ai peu de temps avant de retourner en cours, lassé du jeu de Rimski qui s’était dérobé, je suis parti en le laissant en plan. Comme tout de même ses protestations m’ont fendu le cœur, je suis revenu pour lui laisser une seconde chance : il m’a rejoint à l’intérieur, mais quand je l’ai appelé pour lui mettre son harnais il est reparti et, donc, j’ai fait de même, je suis reparti avec Nouchka, le laissant gémir seul derrière le portail.

Je ne sais pas si cette réaction humaine aura l’effet escompté sur son comportement de chien : est-ce qu’enfin, la prochaine fois, il viendra recevoir son harnais ? J’ai toutes les raisons d’en douter, ou bien ce ne sera que la prochaine fois et il recommencera la suivante. Y a-t-il un problème lié à ce harnais, a priori confortable, ou à ma façon de le lui mettre autour du cou ? Rimski ne manifeste pourtant aucun signe de gêne, sitôt soumis, convaincu ou attrapé. Quand il s’agit de monter dans la voiture il n’a pas ce genre de réticence, alors est-ce l’expression d’une lassitude devant ce parcours trop connu pendant lequel je ne peux le lâcher ? Je me heurte hélas à la limite de la communication inter-espèces, puisqu’il ne peut pas me répondre dans mon langage et que je ne comprends pas toujours le sien.

Nouchka ne manifeste cependant aucun dépit, qui trottine près de moi sans tirer sur la longe en humant et savourant tout ce qui peut l’être. Moi, je me sens divisé bien plus que je ne le suis quand ils m’écartèlent l’un et l’autre entre deux directions opposées, car une part de moi est restée dans l’enclos du jardin et attend le retour de sa moitié. Si la salamandre traversait maintenant mon sentier (ce que le temps toujours pluvieux et doux rend possible), j’en serais contrarié : je ne suis pas dans l’état d’esprit qui permettrait de l’accueillir. Il y a en arrière-plan de toutes mes promenades cet impératif moral qu’en l’occurrence je n’arrive pas à toujours respecter, de se mettre dans une posture mentale d’accueil pour le cas assez improbable où le signe espéré de la salamandre surviendrait (que la grenouille qui vient de sauter sur ma botte me pardonne, ce n’est pas elle que j’attends) ; je vis d’autant plus mal toute balade minée par des soucis.

« Que veux-tu, c’est ainsi, je sais bien, on n’est pas disponible sur mesure, pas prêt à se soumettre à tout instant au joug de la parole, quand il est si drôle et distrayant de faire un pas de côté en aboyant ! » : c’est ce que je dis sans un mot à Rimski au retour, ce à quoi il acquiesce en inclinant la tête, ni rancunier, ni impatient, émergeant simplement de sa sieste – et peut-être faut-il finalement accepter cette idée si peu conforme à l’idée que je m’en faisais : mon samoyède, plus qu’un amateur de balades, est un joueur, un fainéant, soumis surtout à l’instinct de l’instant…

18/11/23

 

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