Vigie, novembre 2023

 

La fin du monde est superbe

 

 

Sur le chemin du marais, Nouchka lâchée gambade en narguant Rimski qui s’est placidement laissé harnacher pendant qu’elle bondissait du coffre de la voiture en déjouant ma vigilance. Je patiente pour lui remettre la longe, conscient de ce que toute tentative ratée prolongera le jeu. Nouchka en liberté n’est plus la même chienne : elle qui passait son temps à renifler en arrière, gambade en tête, fait des cercles fous autour de nous et des sprints qui laissent Rimski plus perplexe qu’envieux (c’est en tout cas ainsi que j’interprète sa mine). On traverse le terrain découvert du marais, où il n’y a personne et où l’on voit le chevreuil éventuel d’assez loin ; puis je rattache la chienne à Rimski avec l’accouple, un peu à regret, bien décidé à recommencer quand elle répondra un peu mieux au rappel – perspective que son peu d’appétence pour les friandises rend très hypothétique. Quelquefois il me semble que l’éducation d’un samoyède relève de l’éducation féline plutôt que canine, autant dire de la gageure. Hier j’ai appelé Rimski, qui est assez accoutumé aux friandises pour être venu aussitôt. J’ai ensuite appelé Nouchka et obtenu d’elle une légère oscillation de l’oreille droite – à part ça, une statue. J’ai alors appelé de la même façon la siamoise Dana, obtenu d’elle la même oscillation d’oreille, mais c’est Nouchka qui est arrivée à sa place. C’est un premier pas : pour faire venir Nouchka, il faut appeler Dana, mais cela ne fonctionne pas toujours et suppose la proximité de la chatte…

On progresse sur le chemin des Chevaliers au-dessus de la scierie du Pontet, à travers le sous-bois où brillent des mousses phosphorescentes parsemées de pieds de mouton. Troncs très sombres, rochers noirs, torrent. Je m’étale spectaculairement dans la boue d’une descente sans que les chiens n’y soient pour rien ni ne s’en émeuvent, qui réussissent même à me traîner un peu sur la glaise glissante. L’air est d’une tiédeur affolante. Des bandes de nuages blancs filent sur la colline en face, soulignant le contraste entre le vert vif des prés en contrebas et le jaune des mélèzes et des bouleaux plus hauts. Ce paysage de carte postale ne ressemble pas tout à fait à l’idée qu’on se fait de l’apocalypse ou d’une catastrophe, et pourtant… Les bouleaux dansent sur la piste du marais aux couleurs d’incendie. Ici je lâche les chiens qui jouent comme des fous, se poursuivent en grognant, s’attrapent, tombent dans l’eau l’un après l’autre sans en avoir jaugé la profondeur, en ressortent en s’ébrouant furieusement avant de relancer la course. Moi je reste là, en polo jaune, comme un arbre en automne ou un homme en été, savourant le spectacle. La fin du monde vue d’ici est superbe.

Sur le chemin du retour, Nouchka s’empare de la laisse et promène Rimski, façon pour elle de jouer ou de reprendre la main, qui est pour elle la gueule, sur sa destinée ou les contraintes du chemin. L’humain derrière elle suit passivement, et se recasse la figure à peu près au même endroit qu’à l’allée dans la même pente boueuse.

14/11/23

 

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