Vigie, novembre 2023

 

Brève accalmie, clameur grandiose et averses anciennes

 

 

La pluie, la pluie, toujours la pluie, toujours plus froide, avec toujours plus de boue collée aux bottes et au poil des chiens. On marche dans le brouillard en se frottant les yeux – mais quand le brouillard enfin se déchire, on reste pantois devant la grosse boule dorée, chatoyante, festive, qu’est devenu le châtaignier dans le pré au-dessus des Landaz, et l’on se dit que c’est Noël en automne. Le jaune et l’orange des deux longes se mélangent comme se mélangent les couleurs sur le sentier et à flanc de montagne. La brève accalmie nous fait redresser nos têtes d’homme et de chiens et l’on savoure cette fois la chanson des gouttières. Puis le gris de la combe revire à l’anthracite et tout crépite à nouveau sur le chemin où les bogues sont tellement mouillées qu’elles ne blessent plus les coussinets des chiens. De nouveau le Pic de l’Huile disparaît dans les vapeurs cotonneuses qui effacent lentement, scrupuleusement, les arbres au-dessus de La Martinette, la caravane au fond du pré, les maisons du hameau. Bientôt on ne verra plus rien depuis la nouvelle fenêtre percée sur le toit d’Élodie, plus rien qu’un carré gris.

Il fait doux. Sur le chemin transformé en ruisseau caquettent les poules que Nouchka regarde avec intérêt. La pluie redouble quand on pénètre dans la pénombre du bois où les feuilles à la dérive font miroiter des centaines de salamandres factices. C’est grandiose, cette clameur de l’averse dans les arbres ! Allez, Nouchka, cette flaque, on se la fait ensemble, on prend de l’élan et l’on saute à six  pattes ! Rimski sursaute parce qu’une grande feuille s’est posée sur son dos. Les gouttes lourdes serrées font cligner les yeux des chiens qui courent quand même sur le talus pas assez lessivé pour que l’odeur du chevreuil ait été tout à fait emportée. La cascade en amont de la centrale hydroélectrique emplit l’espace d’un vacarme rageur, et l’on comprend en regardant le Gelon que des eaux puissent être qualifiées de « furieuses ». En temps normal le pont de bois couvert de feuilles est une patinoire, mais aujourd’hui j’y fais du ski nautique. Le sentier qu’on remonte ensuite sent la vase, le marais, le bord de mer, je ne l’avais jamais senti ainsi, et me remet en mémoire une promenade lointaine en Guyane pendant la saison des pluies, sous une averse tropicale qui avait pareillement transformé le chemin en torrent, nous forçant finalement à faire demi-tour pour regagner la Twingo complètement embourbée. Je revois ma chienne Patawa, trempée jusqu’aux os, s’ébrouant devant moi comme Nouchka ne le fait pas, puisque de toute façon cela ne sert à rien tant qu’on est sous la pluie.

Les chiens sous la pluie jouent de plus belle, insouciants comme l’étaient autrefois mes enfants quand eux-mêmes jouaient sous la pluie – eux qui, devenus grands, pour rien au monde ne se tremperaient comme ces chiens auprès de qui je retrouve un peu de nos enfances… Ce qui renforce encore cette sensation que j’ai de revivre des averses anciennes, c’est que je porte aujourd’hui le gros pull anthracite à col camionneur que je portais il y a trente ans à La Giettaz, le « pull de Niels » ainsi que j’ai tendance maintenant à l’appeler en confondant fiction et réalité, qui est extrêmement chaud (tant de grisaille et d’eau m’ont fait craindre le froid) et dans lequel je transpire en montée. Les samoyèdes, qui ne transpirent pas dans leur pelage de laine, courent pour tenter d’attraper un merle qui vient de s’envoler devant nous en se moquant. Je me penche pour ramasser au bord du chemin une girolle bien lavée, dont on se demande ce qu’elle fiche ici en plein mois de novembre (je me suis posé la même question tout à l’heure en voyant un rouge-queue juché sur un piquet).

Sur le miroir d’eau de la route du retour, Nouchka prend la tête de l’attelage derrière lequel je me laisse dériver, insouciant comme un chien, comme un enfant.

13/11/23

 

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