Vigie, novembre 2023

 

Des traits ocre au pourtour de la mémoire

 

 

La poulie mal graissée du paon d’un poulailler intrigue Nouchka. C’est encore un jour de grande nouveauté, d’abord parce que d’une façon générale « tout est nouveau sous le soleil » et qu’aujourd’hui, pour la première fois depuis des lustres, il fait grand clair ; ensuite, parce que j’ai décidé de profiter de ce soleil qui ne va pas durer pour partir promener au pic de l’Huile, sur cette crête assez plate parcourue d’une petite route idéale pour les brèves sorties familiales telles que nous les faisions naguère avec les enfants en poussette, rollers puis vélo.

D’ici on voit loin du côté des Bauges, de la Chartreuse et de Belledonne, et l’on peut se croire au milieu des alpages d’autant plus facilement que les clarines des vaches qui paissent dans le pré au-dessus de l’église sonnent bucoliquement. De la neige amassée sur les crêtes du Grand Chat, ne restent déjà plus que quelques rares plaques criblées de terre à nu, et cette fonte rapide occasionnée par ce que l’on peine à appeler le redoux puisqu’il n’a encore quasiment pas gelé, a d’ailleurs interrompu momentanément les transports scolaires. Le poil lustré et les queues en panache des samoyèdes en parade brillent au soleil. Les flaques d’eau accumulées dans l’herbe brillent aussi. Toutes les vaches viennent à notre rencontre, que Rimski salue d’un aboiement bref. On croise une dame avec un chien lilliputien qu’elle s’empresse de prendre dans les bras en voyant arriver mes loups blancs ; je n’ose lui dire qu’il vaut mieux éviter de faire ainsi, que c’est même la pire chose à faire si d’aventure elle croise un chien un peu turbulent… Plus loin voici une mère avec son enfant, de grandes ombres sur les prés verts, et le soleil de face qui fait plisser les yeux. Nouchka patauge dans les ornières. Un aigle tourne au-dessus de Belledonne. S’il n’y avait la présence des vaches que je ne voudrais pas troubler, je lâcherais bien les chiens ici dans le grand pré.

Dans cette montée à l’ombre je me souviens de Jean Morisset et de Pascal Naud, devisant, les souvenirs ici me tirent à hue et à dia comme Rimski et Nouchka qui s’obstinent à vouloir me déporter qui à gauche, qui à droite, si bien que ma progression ressemble à celle d’un papillon ivre.

Le temps est d’un calme total, la lumière nette, et les couleurs d’automne ravivées par le soleil contrastent à merveille avec la neige du Grand Arc au fond du paysage. Une incursion dans le grand bois pentu et détrempé se solde par une nouvelle glissade. Un border collie qui aboie follement on dirait après un nuage, provoque chez mes nordiques une crise de folie que le chien de berger ne comprend pas. Je m’arc-boute pour les retenir et éviter qu’ils ne fassent choir la maîtresse du border.

Ce qui attire irrésistiblement Rimski vers les rebords boisés de la falaise n’est pas le vide, ni le jaune étourdissant des érables, mais la probable présence d’un troupeau de cerfs qui m’interdit décidément de céder à la tentation de les lâcher. On court alors tous les trois sur le chemin du retour, et les souvenirs ne sont bientôt plus que des traits ocre qui filent au pourtour de la mémoire…

15/11/23

 

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