Vigie, janvier 2024

 

 Si l’écriture s’arrête…

 

 

C’est un jour triste où l’on regarde à distance et impuissant s’égrener les notes noires sur l’écran et où l’on comprend que cette fois, c’est raté, espoirs déçus, l’aventure tourangeoise va s’arrêter et le dernier chapitre du livre (dans cette fiction où l’auteur s’est laissé aller à idéaliser le réel) sera cruel à relire.

Qu’il fait beau cependant, et comme est belle la lumière au-dessus de la gouille encore gelée qui déborde ! Le héron s’envole. On est pris cependant par la peur que tout s’arrête, par la prescience de l’arrêt brutal, de la glissade fatale sur la route verglacée qui mettrait fin à l’escapade, par la crainte irrépressible que ce ne soit pas la longe ou le genou qui lâchent mais l’écriture, l’écriture qui me lâche, parce que les mots ces derniers temps se sont faits plus rares, moins surprenants, à force peut-être de tourner en rond, et parce qu’aussi j’ai posté le manuscrit de Ma mémoire indienne et que j’appréhende le refus qui mettrait un frein à ce livre insulaire et rupestre qui en est la suite.

J’écris pour moi, c’est entendu, mais un livre n’est terminé qu’une fois publié, donné à l’éditeur et aux lecteurs éventuels, seule façon sérieuse pour l’auteur de s’en défaire et d’avancer ; comment aller plus avant si l’on sait d’emblée que la voie est bouchée ? En cas de refus je serai comme Niels, mon double qui remplit des carnets par nécessité intime mais n’en fait pas des livres — qui me demande de le faire pour lui au début du livre insulaire mais qui n’aura plus de raison de me le demander si notre premier livre en commun, Dans ma mémoire indienne, reste dans le tiroir.

J’enrage mais je comprends. Il y a moins de lecteurs et toujours plus d’auteurs. Les grandes maisons, et les moyennes aussi, sont assaillies de manuscrits qu’il leur faut bien traiter, mal traiter, sous-traiter à des lecteurs dont les attentes et les grilles formatées tendent à tout uniformiser. J’ai lu ces dernières années beaucoup de livres brillants, bien ficelés, aussitôt oubliés parce qu’ils ne laissaient pas entendre une de ces voix propres que, par contre, j’entends chaque fois chez tel petit éditeur qui publie en marge du commerce en se fiant à son seul goût. Les petites maisons ne permettent qu’un écho fragile, si précaire qu’il laisse craindre au bout du compte l’extinction trop rapide de la voix, mais les grands éditeurs me restent inaccessibles. Je me souviens que lorsque j’avais envoyé, en 2013, le manuscrit de L’éloignement à l’une d’elles, il m’était revenu annoté d’une façon qui témoignait d’une méconnaissance manifeste de certaines règles grammaticales que, par ailleurs, j’enseigne aux collégiens. Je me souviens aussi avoir reçu une réponse écrite en belles lettres rondes dans laquelle la jeune lectrice déboussolée avouait n’avoir rien compris à l’histoire : le style et le propos étaient vraisemblablement d’une stagiaire de Troisième, amatrice de livres, à qui on avait dû confier la réception de quelques manuscrits.

Je suis trop conscient de mes limites et de mes failles, pour avoir l’assurance de ceux-là qui vont se mettre en avant — et puis, je vis à l’écart de tout en compagnie surtout de mes chiens. Ah, bien sûr, à propos de chien, il peut y avoir des miracles comme Son odeur après la pluie, et de voir Cédric Sapin Defour ainsi dans la lumière m’a fait chaud au cœur. Mais son beau livre à lui explore de façon rigoureuse et vive un thème unique, quoi que large et étonnamment universel, qui était susceptible de trouver un écho auprès d’un large lectorat. Je ne pense pas être susceptible d’écrire un tel livre tant les miens me débordent et restent rétifs aux exigences du récit. Je juxtapose des images, des scènes, des obsessions, manquant probablement l’universel, je ne sais pas. Quelques articles parus sur Entre deux gares m’ont montré que cela pouvait être entendu, mais je suis probablement condamné à, comme le chantait Vasca, « émerger dans la marge sur une île du large » !

Je voudrais juste que l’écriture ne me lâche pas, et puis aussi, quand même, traverser sans tomber la passerelle verglacée au-dessus du Gelon.

23/01/24

 

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