Vigie, janvier 2024

 

« J’ai perdu mon support… »

 

 

La parole s’engourdit, lestée par ce froid un peu plus vif mais qui reste à l’échelle de l’hiver tel qu’on le vit désormais, c’est-à-dire que le thermomètre reste nuit et jour un peu en dessous de zéro. Je m’apprête pour l’expédition du jour, un peu inquiet (car il faut avouer que les escapades avec les chiens sont, ces derniers temps, assez éprouvantes), et fort diminué puisque je n’ai plus qu’un seul bâton : l’autre, je l’ai perdu dans des circonstances étranges. Comme je marchais dans le petit bois enneigé j’ai senti qu’un voleur invisible était en train de me subtiliser quelque chose, et j’ai aussitôt constaté la disparition du précieux support. J’ai cherché partout autour de moi en cercles concentriques, puis j’ai refait en vain toute la promenade. Je suis revenu sans les chiens une première fois, puis une deuxième. C’est donc aujourd’hui ma troisième tentative.

Je me souviens avoir oublié un jour mon bâton de marche en Écosse, dans le petit bateau avec lequel j’avais fait la traversée entre John o’ Groats et les Orcades (qu’il était joli ce port !). Un bâton de marche, c’est un lien de plus avec la terre, une vibration qui va du sol à l’esprit en passant par la main – comme l’écriture. C’est un compagnon également, et bien utile pour contrebalancer la fatigue. « Mais un seul bâton face à la puissance terrible de deux samoyèdes affolés de gibier, ce n’est pas suffisant », bégayé-je en dévalant la pente verglacée. Puisse ce bâton ne pas rester trop longtemps l’objet de ma quête, toutes mes promenades finissant par simplement tourner en rond dans cette pire partie du bois d’en haut qui est le rendez-vous de tous les chevreuils !

Nous voici repartis à travers le grand champ blanc, chacun porté par son espoir. Le décor est vaste, le champ reflété à l’envers par l’autre grand champ blanc du ciel, et l’on pourrait dire en exagérant beaucoup qu’elle ressemble à une épopée polaire, notre balade de fin d’hiver — je dis « de fin d’hiver » car déjà l’herbe perce à nouveau le manteau peu épais. Comme un courant marin qui déporte le nageur vers le large ou les récifs, les deux chiens entêtés dévient ma progression vers le bois, inutile de préciser pourquoi, et je résiste comme toujours tant bien que mal, je m’arc-boute, je veux coûte que coûte revenir à l’endroit exact de mon égarement.

M’y voici… Rien en contrebas où il serait logique que le bâton ait glissé, rien de rien, je fais un pas de côté, saute par-dessus un tronc et puis finalement, et avec quel soulagement, je retrouve l’égaré à l’endroit même où je savais l’avoir perdu mais en hauteur, là où la torsion puis la détente de la longe emmêlée autour de lui comme un ressort a dû le propulser ! Toute la tonalité du jour s’en trouve aussitôt modifiée, comme si ce signe positif devait nécessairement en entraîner d’autres en cascade, faisant de ce mois de janvier un triomphe…

09/01/24

 

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