Les temps s’emballent
On reprend la routine de la promenade arctique derrière l’attelage. On rajuste les sangles, les doigts un peu engourdis serrés sous l’anorak. On traverse pour le plaisir la poudreuse fraîche du grand champ, puis on se risque dans la grande descente jusqu’au torrent en pleine débâcle, tant l’alternance printemps-hiver de plus en plus s’accélère.
On a parait-il observé en Bretagne une différence de plus de dix degrés sur une distance d’à peine dix kilomètres, c’est ainsi que s’emballent le temps qu’il fait comme le temps qui passe.
J’ai entendu tout à l’heure le premier enregistrement jamais réalisé d’une voix humaine. Il s’agit des deux premiers vers d’« Au clair de la lune » gravé sur un phonautogramme en 1860. L’inventeur Édouard-Léon Scott de Martinville, à la recherche d’une écriture universelle, a gravé sur du carbone les oscillations de sa voix, réalisant ainsi à son insu cet enregistrement qu’il voulait seulement lire et ne pouvait écouter mais qu’on a pu entendre en 2008, ce qui m’évoque ces dessins tracés dans les cavernes préhistoriques que même leur créateur n’a pu admirer dans leur ensemble parce que le plafond était bas et l’éclairage insuffisant, mais que l’on a découvert quinze-mille ans plus tard. Mes propres traces seront quant à elle effacées avant demain, et mes livres aussi, j’en ai peur, avant ma propre disparition.
Toutes ces langues mortes, tous ces signes perdus ou devenus indéchiffrables, toutes ces paroles à peine ou jamais entendues battent dans ma tête comme un volet en hiver.
Je m’arrête un moment au-dessus de la chute pour jauger l’ampleur des dégâts. Le lit du torrent séparé en deux a créé une île. Je rêve de mon livre d’île, ressassant un dialogue avec Niels dont je m’avise avec amusement qu’il est, lui, le personnage de mon livre, bien plus vivant que moi qui dis « je », puisque dans cette affaire c’est le personnage qui crée l’auteur plus que l’averse.
Sur ce, je me dissous, et Niels continue à ma place.
19/01/24
