Vigie, janvier 2024

 

L’accident

 

 

Depuis que, ce dimanche matin, est tombée la terrible nouvelle, on regarde plus sombrement les montagnes. Aurélie randonnait avec un autre collègue sur les crêtes du Haut Breda (dans cette vallée de la Grande Valloire où je me souviens avoir vu dévaler ma bouteiller thermos avant de faire demi-tour), quand elle a dérapé sur le verglas et fait une longue chute, glissant de plus en plus vite sur le ventre sans pouvoir se rattraper et sans quitter son collègue des yeux. Transportée en urgence à l’hôpital de Grenoble, elle est morte dans la nuit.

Ce n’est pas très charitable de le dire mais il y a des gens qu’on imagine très bien en cadavres, des gens qui sont déjà si peu vivants de leur vivant, et ce quel que soit l’âge, que la transition en parait moins brutale. Dans le cas d’Aurélie on ne peut même plus parler de brutalité. C’est inconcevable. Elle était la vie même, la douceur, l’attention, si bien que même le plus distant, le plus fuyant, le moins à l’aise socialement de ses collègues pouvait se sentir à l’aise en discutant avec elle. À l’idée qu’une telle lumière puisse d’un instant à l’autre être ainsi soufflée, avec une telle violence, vient la sensation que ce monde qu’on savait déjà si fragile cette fois-ci s’est brisé. Le soleil de ce lundi qu’on croirait d’avril semble une supercherie, même l’écho des cris des chiens vers le ciel vide au pied du grand châtaignier et même le rire du pic sonnent funèbrement. Tout ce qu’on a pu vivre d’heureux en ce mois de janvier dont on sait désormais qu’on ne retiendra plus que cela, la mort d’Aurélie, en est obscurcit, et on a honte d’avoir parlé, à propos d’une peur dérisoire, de « glissade ». Il est bien cher payé, ce sentiment éphémère qu’on ressent d’appartenir malgré tout, dans la souffrance et la conscience du caractère précieux de la vie, à une communauté. On songe à ce qui est encore devant nous, à ce qui nous attend, qu’on ose à peine aller affronter maintenant : les fleurs, les bougies, les mots d’élèves le long de la grille, les couloirs vides, les yeux rougis, les regards ailleurs. On ressasse cette image du gouffre devant elle et puis, par-delà son absence, ce manque tout neuf qui va souffler froidement dans la salle vide du collège-cénotaphe, et l’entonnoir qui lentement ou en un instant finalement nous happe.

Que ce visage d’Aurélie se trouve ainsi associé au pire laisse pantois.

29/01/24

 

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