Route, mars 2013

 

 

TENTATIVE DE RESSAISISSEMENT

 

Il faut se ressaisir. Comme on dit à l’école à l’enfant trop distrait : il faut te ressaisir ! Te ressaisir. Ne pas saisir. Rouvrir. Toujours ça se ferme, toujours il faut rouvrir. Le chant est large, la voix est vaste, c’est un matin de grande clarté avec de nouveau un ciel dégagé, avec au lointain la ligne très blanche, éclatante des crêtes. À main gauche tu aperçois les dômes blancs avec déjà ces liserés du soleil levant. Pourtant tu n’y vois pas grand-chose, pare-brise mal gratté obstrué par la glace, tu ne vois cette de réalité printanière qu’au travers d’un petit hublot. Il faut te ressaisir. Gratter, faire fondre la glace, agrandir ton hublot. Sans doute ce n’est pas un effort conscient, intellectuel, un effet de la volonté. Et pourtant. La volonté y est bien aussi pour quelque chose. Il y a cette espèce de frisson qui parcourt l’échine, cette espèce de dégoût qui te prend à certains moments d’affaissement trop prolongé. Il y a cette espèce de sursaut, de tressaillement, ce geste nerveux de l’épaule ou de la main, ce tic à l’œil droit, ce froncement de front ou de sourcils, qui déjà te ressaisit. Et puis, il te faut bel et bien aussi un effort de la volonté, gratter tout à fait consciemment et consciencieusement, comme un chien acharné sur ses puces. Secoue donc un peu plus tes puces ! Secoue-toi ! Ressaisis-toi ! Tu sais bien que plus tard tu seras de nouveau saisi par les glaces, comme ce pare-brise, comme une sorte de petite banquise transportable, mais l’hiver maintenant s’éloigne et il est temps d’agrandir le champ.

Risquer un chant. Tu aimerais tellement cela : un chant à hauteur de montagne, un chant à hauteur de printemps, un chant éclatant comme la lumière de ces liserés des crêtes, et tu pressens que ton invocation, ta supplication pourrait insensiblement se transformer en ce chant, comme la marche de Fred Astaire dans telle comédie musicale ne demande qu’à se transformer en danse. 

Puis non. Le mouvement, trop conscient de lui-même, trop forcé, trop artificiel, ne va pas jusque-là. Retour dans l’en-deçà de la route, des images, des champs.

Dans le champ des cerfs, à main droite, il n’y a plus trace de ce cadavre sur lequel les corbeaux hier matin s’acharnaient (une attaque du loup, a-t-on dit). Tout a été nettoyé du cadavre comme de la neige.

Un rougequeue perché sur un piquet guette l’arrivée d’une compagne. Un grand adolescent à la longue chevelure dansant sur son visage marche nonchalamment vers son abribus. Là-bas au loin les Bauges enneigées sur fond de ciel bleu pâle. La fumée de l’usine en contrebas aussi est bleu pâle. Tu sens tressaillir quand même et encore ce désir d’un chant, ce désir printanier qui ne venait pas, auquel tu ne croyais pas, auquel d’ailleurs tu peines à donner place parce que l’hiver, parce que le temps, parce que la maladie, parce que la mort, parce que la méchanceté, parce que les soucis les tracas l’insomnie, parce que la peur.

Du nerf que diable ! Du nerf, et de la cuisse de jeune cerf ! Ce qu’il faudrait là maintenant, tout de suite, c’est un troupeau de cerfs traversant la forêt en pariétale procession ! — Juste un champ nu, gris pâle, couvert de givre ; juste quelques maisons où les gens se serrent ; juste ces demeures poignantes avec la lumière du soleil qui descend sur les toits, ou bien un homme habillé jaune fluorescent occupé à changer une ampoule sur un vieux réverbère à côté de l’église. 

De très fines gouttes d’eau lumineuses perlent le long de la vieille croix rouillée au bord du ravin. On passe devant un ruisseau qu’on imagine bruissant du chant de la débâcle. Puis à nouveau des champs gris, pris dans le givre, où l’eau, néanmoins, sitôt que le soleil aura inondé la vallée, circulera à nouveau. 

Le chant c’est cela qui circule quand même. C’est cette cascade. Cette aussi cette glissade inattendue d’une probablement ultime plaque de verglas à laquelle on ne s’attendait pas. Ce n’est pas si tonitruant. C’est cela qui attire, qui menace. C’est toujours un peu les sirènes, mais pas toujours une illusion, pas du tout une illusion. C’est la réalité qui ruisselle le long de la route et bondit comme ce chat tigré en vadrouille, et qui reluit comme l’eau des ornières, et qui colore ce matin froid comme le jaune pâle des primevères sur la butte. 

La réalité aussi c’est aussi cet auto-stoppeur que je ne veux pas prendre pour ne pas interrompre ce soliloque printanier, ces bribes, ces prémisses du chant dont il me faut tenter  de tenir la note — mais c’est trop tard, car le remords déjà m’a fait décrocher.

Les champs gris, et au-delà le village dont les hauteurs sont déjà toutes baignées d’une lumière franche et chaude, et au-delà encore les flancs enneigés, le ciel bleu pâle. 

 

20 mars 2013

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