L’Orgère, Vanoise

 

 

Notes des bois, du refuge,

du col & du lac

 

 

Orgère01

 

Ce n’est pas l’ankylose de l’âge qui fige ce cembro tout hérissé de pointes en équilibre sur le bout de son grand pied tordu : ce danseur est encore jeune et robuste, il se tient droit, avec belle tenue, si bien qu’à le voir on ne sent ni l’effort, ni l’instabilité ; simplement, il est dans sa nature de ne se mouvoir qu’avec une extrême lenteur, et dans celle du terrain de lui imposer ses figures.

Deux temporalités distinctes, minérale et végétale, se croisent ici dans un même geste, dont le passant ne perçoit que cet arrêt qui force l’attention : « oh ! regarde l’arbre, comment a-t-il fait pour grimper sur la pierre ? » D’un côté la racine s’enfonce profondément dans le sol sec couvert d’aiguilles et de jeunes myrtilliers, contrefort puissant qui semble s’être glissé en appui sur le roc ; de l’autre le moignon sec et blanc d’un membre atrophié est resté en suspens au-dessus de la pierre, et l’on voit par le vide laissé là le reste de la forêt comme à la sortie d’une petite grotte. On admire la posture. On s’assoit sur le banc posé ici tout exprès, et l’on savoure la douceur de juin, jaloux seulement de n’être pas aussi insensible que l’arbre et la pierre aux attaques des fourmis.

L’arbre-danseur, que te montre-t-il, que te dit-il ? Moi je vois un totem – et moi, un type qui pisse. Tant pis ! Je le regarde, tant bien que mal je tente de le décrire et d’en faire un complice de notre escapade.

 

 

 

LOrgère03bis

 

 

Chaleur sur la pierre. Chaleur sur l’herbe rase et les derniers névés. Chaleur – puis l’ombre du nuage ou de l’aigle passe, la chaleur passe et le cri d’une marmotte retentit dans la combe.

 

Dressées sur leurs pattes arrière en lisière de l’arène encore enneigée, les marmottes s’empoignent et luttent sans trop insister. L’une se détourne, remue le bout noir de sa queue, ce qui dans son langage doit signifier une invite assez explicite mais pas si pressante, puisque rien d’autre ne s’en suit qu’une sieste prolongée sur la pierre chaude.

 

Fracas de la chute. Rose éclatant des rhododendrons en fleurs. Un nuage, puis l’ombre gagne le val où flotte la fumée d’un petit feu.

 

S’étendre ici sur l’herbe, laisser s’effilocher lentement le nuage, puis revenir à la chaleur.

 

Chaleur sur l’herbe rase et les derniers névés.

 

Guettant les bouquetins, on parle du Cavalier Bleu et du musée Lenbachhaus à Münich.

 

Un avion dans la lumière, et nous autres dans l’ombre ; vent dans les névés.

 

Plus un nuage et pourtant, l’ombre est partout.

 

 

Orgère03

 

 

Dans la chambre du refuge

on murmure

on lit à pages feutrées

on pianote dans le noir

des mots pour personne

et si l’on ferme les yeux on voit

défiler sous les paupières

tous les bouquetins qu’on n’a pas vus

et qui dorment, à cette heure,

quelque part dans la montagne.

 

 

Dans la chambre du refuge

on s’aime de loin

on s’envoie à mots feutrés

des signes silencieux

il faut pour se regarder

fermer les yeux

et défilent sous nos paupières

tous les gestes qu’on n’a pu faire

et nos rêves égarés

quelque part dans la montagne.

 

 

Dans la chambre du refuge

le lit étroit te rappelle

des souvenirs militaires

les lueurs des lampes au plafond

des enfants lisant

font des lanternes magiques

pour apprivoiser la longue nuit

de ton enfance triste

à quoi penses-tu

que tu ne veux pas dire

homme sans mémoire

quelque part dans la montagne ?

 

 

 

Orgère04bis

 

 

Les ruines comme toujours nous ramènent à l’impossibilité de tout refuge. On avance sur ce chemin trop raide, bien trop rude après une mauvaise nuit, en s’appuyant non sur un bâton mais sur les souvenirs des escapades d’autrefois.

 

« Cela fait tout drôle, disait-il, de partir à huit heures comme un touriste. Je suis en rééducation, vous voyez. J’ai failli mourir, je viens renaître ici. On m’a dit qu’il fallait que je sois très prudent, à cause de mon cœur. Les jambes, ça tient, mais le cœur… » Le cœur, le « pauvre cœur des hommes », c’est toujours le problème – et puis de n’avoir plus vingt ans qu’en rêve, quand on s’allonge devant ces ruines qui sentent bon l’ortie et que le coucou de l’éternité se remet à sonner son éternel appel.

 

Ça bat, ça cogne. En bas c’est la fournaise, en haut l’alpe s’assoupit. On entend au loin la rumeur du torrent, les grondements de la vallée et puis, tout près, le bourdonnement d’une mouche, le frottement du feutre. Même ici l’inquiétude continue de battre en sourdine et pousse à se remettre en marche pour suivre quelle chimère, quel mirage, au bout de quel sentier tortueux et trop raide ?

 

Au col on renoue avec le rêve d’une vie minérale, d’une vie dure, aussi appauvrie et tenace que celle qu’incarnent ici lichens et caillasses. Le ciel est sans pitié, sans faiblesses, sans nuages, d’un bleu vertigineux. Un bouquet d’asters desséchés tremble au pied des tombes du pierrier. On s’assoit à peu près au centre du demi-cercle formé par le col, entre les sentinelles indifférentes de la Tête Noire et de l’Aiguille Doran. On sent le vent du col. Comment parler de s’arrêter alors qu’on sent le vent du col ? Redescendre, c’est mourir. Rester là, c’est mourir. Passer le col et marcher encore, et marcher longtemps pour suivre le vent, c’est vivre.

 

 

 

Orgère04

 

 

Des traînées rouges maculent la neige – on dit que c’est « le sang des glaciers », à cause d’une algue qui se colore ainsi pour se protéger du soleil quand survient la débâcle.

 

Des traînées noires suintent de la falaise grise au-dessus du lac encore à moitié enneigé.

 

Les ombres sont dans nos têtes : que le soleil cogne plus fort et les casse comme des pierres, puis les envoie au fond du lac.

 

Les ombres sont dans les failles, au pied des rochers où bêtes et passants se cachent pour échapper aux regards, au soleil.

 

Les ombres sont derrière, les ombres sont devant, les ombres flottent sous la glace, au fond du lac, du ciel, du temps et de nos têtes, suintantes, luisantes, et même ici en plein soleil tellement tenaces : il faudra s’en souvenir lorsque reviendra peut-être la nostalgie de ce lieu, de ce moment.

 

 

 

Orgère05

 

 

Chaque groupe de randonneurs semble adopter, à l’arrivée au lac, l’organisation sociale des marmottes. On s’installe près de l’eau sur un rocher offrant un coin d’ombre et une surface suffisamment plane pour faire la sieste. Les adultes devisent en surveillant du coin de l’œil la marmaille qui bientôt s’égaye dans l’herbe rase sans souci de la menace. 

Qui vient quand même par les crêtes, par l’opacité du ciel, par l’ennui, par la peur, par la lassitude d’être, par le temps qui passe, par le temps qu’il fait, par la douleur cachée sous chaque pierre, par les trous dans nos têtes qui restent toutes suintantes d’ombres même ici, en plein soleil, car elles sont, nos têtes, si peu faites pour la lumière…

 

La falaise cependant veille sur le lieu, veille sur nous, et nous procure à son insu un peu de cette paix minérale dont on se repait comme on peut.

 

Soudain, sans crier gare, le lac est entièrement libéré de la glace, de la neige. Un plouf dans l’eau claire.

 

 

 

Orgère06

 

 

Refuge de l’Orgère, 30 juin-1er juillet 2018

 

 

 © Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

 

Ce contenu a été publié dans Vanoise. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.