Vigie, février 2009

 

  

POUR SE SOUVENIR…

 

(J’avais oublié cette urgence qui fait qu’on ne peut se coucher sans au moins un détour par le carnet ; ma plume, sitôt rouverte, s’en est souvenue pour moi.)

Aujourd’hui je retrouve T. fatigué, peinant à se concentrer et à se remémorer les choses les plus simples. Je lui parle de René Guy Cadou. Pourquoi ne puis-je m’empêcher d’évoquer le fait qu’il est mort très jeune ? Parce que je pense que c’est une manière de dire à T : tu vois, on peut faire de belles choses et laisser des traces même en peu de temps ? Parce que je pense aussi à la belle et funèbre phrase de Cadou, « je survivrai dans l’amour de ceux que j’aime » ? Mais quand T. me demande de quoi il est mort, le mot reste coincé dans ma gorge et je ne réponds pas. Lui, veut parler de sa souffrance. Du traitement qui lui fait mal, provoquant des maux de tête que les médicaments ne soulagent pas et qui sont pires que ceux, habituels, dus à la tumeur ; de l’accalmie qui commencera jeudi; de la prochaine échéance, du scanner qui aura lieu dans un mois et qui permettra de savoir si ça a marché. J’ai peur de la suite. Déjà, aujourd’hui, la fatigue est trop grande pour permettre l’échange. Qu’est-ce que je viens apporter avec mes histoires de métaphores qui mènent tout droit à l’extase poétique ? Parler de sortie à quelqu’un qui a déjà un pied dehors et ne peut faire demi-tour, est malvenu ou, au mieux, dérisoire.

Moins j’y pense et plus se grave en moi l’image de cet adolescent si fragile face à l’insupportable — ses regards, ses sourires, sa souffrance. Sur le moment je joue le professionnel distant ; mais je repars avec ce malaise, cette boule au ventre qui est bien peu de choses face à la tumeur installée dans sa tête à lui.

Se souvenir quand même de cet échange sur l’écriture : maintenant, dit-il avec une candide assurance, on n’écrit plus de poèmes sur la nature ; on réécrit à partir de mots déjà écrits par d’autres, dans ce monde usé. Ce n’est pas vrai, et ce n’est pas incompatible : on peut vivre dans un monde usé et utiliser des mots eux-mêmes usés pour écrire à neuf. Prolonger n’est pas ressasser, chaque existence est unique et le monde renaît chaque matin pour qui sait et peut le regarder avec un œil vif. Allez, va: « tout est nouveau sous le soleil, tout est nouveau sous le soleil…»

 

23 février 2009

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