Vigie, avril 2015

 

 

LES BOUVREUILS

 

 

 

Souvent, les sons flûtés disparaissent, et l’on dirait

le cahotement rythmé et discordant d’une charrette mal graissée…

 

Paul  Géroudet, Les Passereaux d’Europe tome 2, p.427

 

 

Le voici donc, cet avril terrible. Terrible à cause des souvenirs. Avril, c’était le mois de sa naissance, et le mois de nos derniers et très doux souvenirs. 

La petite maison aux Eyzies, en Dordogne, où nous devisions calmement dans l’ombre bourdonnante des cerisiers en fleurs et le parfum des buis (et je pleurais discrètement parce que les buis me ramenaient à mon enfance et que je savais compté notre temps…); 

ce mas où j’écrivais L’éloignement, et nous parlions de livres, de l’écriture et de Dominique A dans la lumière franche du printemps camarguais et l’odeur de la mer ; 

un salon de thé à Paris, il faisait bien chaud ce jour-là, j’étais venu par avion de Guyane pour de brèves retrouvailles et les marronniers en fleurs remplissaient la totalité de ce Renoir fastueux qu’encadrait la fenêtre ; 

ou le dernier voyage, cinq ans plus tard, il y a un an à peine (allez donc vous y retrouver dans ces allées et venues de la mémoire), à Paris encore avec elle, elle qui souffrait, qui avançait quand même boulevard des Capucines où l’on ne verrait même pas de l’Olympia les ruines, et le cancer des pétales dédoublés me rappelait les marronniers en fleurs à Ferney.

« Cette lente marche, c’était déjà une marche funèbre, le commencement de sa mort… »

 

*

 

Avril est là, voilà, et j’ai rouvert Le livre de ma mère. Mais si touchant, si juste, si pudique soit le livre je renâcle. À quoi bon rajouter aux fantômes des ombres de paroles, et de la cendre aux cendres ? Est-ce qu’on a vraiment besoin de ça, de ces larmes, de ces histoires de deuils ? Et puis, tous ces fils qui racontent leurs mères, traquant désespérément en eux les traces d’elles, refaisant pour eux et pour le monde entier l’inventaire de ce qu’ils ont perdu : ce n’est que pour clamer la perte de l’enfance, n’est-ce pas, et rechercher quand même une consolation. Est-ce que je peux faire cela, est-ce que ce n’est pas indécent de le faire alors que je ne suis pas encore le vieillard que j’espère bien devenir un jour et que l’enfance est là, à deux pas du bureau où j’écris, l’enfance tonitruante et belle de mes propres enfants qui jouent, qui m’appellent, qui me réclament ? 

L’enfance, ce n’est pas le regret qu’on a d’elle et l’illusion de rester protégé, mais ce qui continue à briller au fond de nos pupilles quand on regarde à la fenêtre.

Ma mère, je ne voudrais pas l’enfermer une deuxième fois dans le cercueil étroit des souvenirs, alors qu’elle est encore vivante en ma voix quand je parle et que ses yeux brillent encore au fond de mes pupilles quand je regarde à la fenêtre.

(De même l’Indien n’est pas dans la mémoire morte du folklore mais dans une certaine qualité de présence au monde qu’il appartient à tous les hommes qui le peuvent d’incarner.)

Je ne récrirai pas le « livre de ma mère » mais peut-être celui de Madère. Nos plus doux souvenirs y trouveront leur place, mais happés, emportés, agrandis par le lieu. L’intimité ne s’y dira que ponctuellement, indirectement, maintenue hors champ, et nos paroles couvertes par le ressac. Et quand je cèderai à la tentation de revivre des fragments plus intimes de ce passé présent qui, c’est évident, ne demande qu’à ressurgir comme une eau souterraine, il sera si facile de gommer…

Elle ne s’apitoyait pas, elle détestait cela. Dure et forte, c’est vrai. Assumait et taisait ses blessures. N’aimait pas larmoyer. 

Je délaisse alors le livre d’Albert Cohen et je regarde à ma fenêtre. 

 

*

 

Les bouvreuils.

Trois bouvreuils, un mâle sur le plus haut rameau, accompagné par une femelle et ce qui me semble être un juvénile (mais les premières pontes sont en principe plus tardives) ou une autre femelle, se sont posés sur le poirier. Une famille de bouvreuils, donc – Paul Géroudet me rappelle que « les couples paraissent très unis, même en hiver, et il se peut que ce soit pour la vie », et que les familles restent elles-mêmes unies « jusque tard dans l’automne ». 

Si l’apparition toujours brève des bouvreuils reste à mes yeux un événement que je manque rarement de consigner, c’est d’abord parce que ce passereau autrefois commun est devenu bien rare – je ne crois pas qu’il existe d’étude approfondie sur cette question qui, en France, n’intéresse pas grand monde, mais les données pour les pays voisins font état d’une disparition allant jusqu’à 95% des passereaux d’Europe ; il semblerait que la situation du bouvreuil en France soit particulièrement critique… 

Admirer le bouvreuil c’est ainsi façon de renouer avec un familier de mon enfance, au temps où il y en avait beaucoup, et je me souviens immanquablement de ce chemin des Monts où j’allais me promener seul avec une paire de jumelles, et de ma stupeur lorsque j’avais pour la première fois observé les beaux fruits mûrs des oiseaux qui ornaient en troupes spectaculaires les cimes des sapins.

Mais c’est enfin tout simplement manière de rendre hommage à cet oiseau superbe dont le rouge vermillon ou ponceau est sans équivalent, je crois, parmi la gente ailée. J’ai déjà fait l’éloge du beccroisé, d’un rouge-orangé-jaune bariolé et changeant, et celui du rougequeue, dont la couleur de brique est semblable à celle du rougegorge (à propos duquel Philippe Jaccottet a écrit un texte si poignant que je m’interdis désormais d’en dire quoi que ce soit : erithacus rubecula jaccottei, devrait-on désormais le nommer…). Mais le bouvreuil justement surnommé pivoine est le seul oiseau au plumage vraiment rouge, d’un rouge tirant sur le rose et assez semblable à celui du sang qui perle au doigt lorsqu’on se pique : un rouge vraiment frais, qui donne à cet oiseau trapu une délicatesse de fleur. 

Voir le bouvreuil en hiver c’est, comme Perceval devant les traces de sang dans la neige, risquer l’extase, tant le contraste rouge-blanc, encore renforcé par la calotte d’un noir brillant, fascine. Le retrouver en avril est plus touchant encore : de roses ou de pivoines épanouies, il n’est pas encore question – mais les voici pourtant qui éclatent à l’improviste, et l’on se précipite…

Ils sont là tous les trois, perchés lourdement sur les branches fines du poirier dont ils goûtent les bourgeons naissants. Je me lève, j’entrouvre la fenêtre pour les voir et les photographier sans le filtre de la vitre ; ils ne bougent pas. J’entends maintenant les monosyllabes du chant flûté, un peu triste, du mâle qui mêle son appel à ceux des autres passereaux – ce chant doux dont Paul Géroudet, toujours lui, précise qu’il s’interrompt souvent pour se transformer en « le cahotement rythmé et discordant d’une charrette mal graissée »…

Matin gris, ciel encore funèbre. Le froid pénètre dans la pièce. Le bouvreuil pivoine chante à trois mètres de moi. Puis la chatte qui se frottait à mes pieds bondit sur le toit, et les oiseaux s’égaillent. Je garde dans la rétine l’éclat blanc du signal qui a lui à la racine de leurs queues, et le rouge-rose de leur ventre sur fond de ciel livide.

 

*

 

Que les lignes que j’écrirai à partir du deuil de ma mère soient non pas des gerbes de fleurs coupées jetées sur un tombeau, mais plutôt fleurs vivantes, poitrines palpitantes de ces oiseaux-pivoine offertes aux regards des vivants dans la douceur à peine mélancolique des premiers chants d’avril.

 

 

6 avril 2015

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