Vigie, avril 2015

 

 

DISPERSION DES CENDRES

 

 

Il y a, juste au-dessus de la maison en lisière du Petit Bois qui est le terrain de jeu des enfants, deux châtaigniers immenses dont les branches se rejoignent et forment une sorte de portique visible de loin que l’on franchit toujours un peu solennellement quand on part en balade du côté du Grand Bois. Naturellement ce n’est pas un endroit où il est agréable de s’installer (j’invite tous ceux qui n’ont pas la chance d’habiter au milieu des châtaigniers à deviner pourquoi…) mais la vue y est dégagée : c’est un excellent poste pour surveiller le grand champ que traversent les renards, les cerfs, les chevreuils, les sangliers (je me souviens de ma rencontre, une nuit d’été, avec cette harde de laies hargneuses accompagnant leurs petits) et, au-delà, le Pic de l’Huile et Belledonne. Le foudre a déjà frappé les arbres, et l’on voit les traces noires et le grand trou béant à la base de l’un des châtaigniers. Un grand cerf aussi est venu mourir là il y a quelques hivers, dont on voit encore les ossements entassés en contre-bas (je n’ai pris que le crâne). 

 

C’est vraiment l’endroit idéal…

 

Il parait que l’humanité est véritablement née avec les rites funéraires, auxquels l’art des origines était vraisemblablement associé… Soyons donc humains. Rassemblons-nous ici, entre vivants et survivants. L’air est doux, le soir tombe et allonge nos ombres, merles et fauvettes s’égosillent à perte de vallée. 

Au pied du châtaignier de droite, on cale en pleine lumière la photographie de la chère disparue, dont ce serait aujourd’hui le septante-et-unième anniversaire, et l’urne remplie de ses cendres. On allume, tant bien que mal, un bâtonnet d’encens. Les enfants ne s’y trompent pas, qui rient et jouent malgré les bogues : cela ressemble à une fête. On va jouer de la musique, chanter peut-être, en cette heure et en ce lieu inhabituels. « Pour mamie ? Mais elle n’existe plus ! » Alors, pas pour elle mais pour nous, pour nos souvenirs d’elle, en écho à son dernier concert et juste pour être humains, te dis-je, pour être humains autant qu’on peut ! 

On joue. Boogie des bogues, chacone des châtaigniers, duo d’arbres et d’accordéons ou (c’est un peu tard, un peu tôt) le si beau « Temps des cerises » ; et puis, tant qu’à chanter le temps, « Avec le temps »…

« Avec le temps, va, tout s’en va ! Même les plus chouettes souvenirs, ça t’a une de ces gueules !… » − mais je préfère de loin, à ce texte plein de rancœur et qui avait fini par agacer Ferré lui-même, la seule mélodie égrenée par la guitare et qui monte sans pathos parmi les frondaisons que n’alourdissent pas encore les feuillages. 

Puis les instruments se taisent. L’encens est bientôt consumé. Tout s’allège encore un peu plus. C’est maintenant. On ouvre l’urne, on disperse les cendres que la brise de sept heures emporte à travers le bois en direction de la maison, et cela fait comme la fumée de ces feux de feuilles qu’on allume à la fin de l’été, que j’allumais naguère dans le jardin de Guyane en cette époque inatteignable de l’éternel été…

On redescend en louvoyant entre les bogues et les jeunes pousses. 

 

Écrire, ce n’est pas tellement différent : un peu de cendre qu’on recueille, qu’on dépose dans des carnets, qu’on disperse dans des livres. 

Écrire, c’est faire mine de se brûler soi-même et disperser ses cendres. 

Après coup j’ai griffonné cette page-là, dont je souffle les lettres en direction du bois et des deux châtaigniers : un peu d’elle et de nous demeurera là-bas…

 

 

20 avril 2015

 

 

 © Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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