Vigie, avril 2015

 

 

DES BOUGIES DANS LA NUIT

 

 

Ce soir je reprends le vieux Mont-Blanc fêlé offert par mes parents pour mon trentième anniversaire en ce jour sinistre où elle avait appris le retour du cancer. J’écris allongé sur le lit au milieu des bouquins, des carnets, dans la nuit, pendant que travaille de son côté l’ordinateur qui, lui aussi, me vient d’eux – et si elle était là elle se moquerait de moi et me dirait « subventionné », elle qui avait tenu absolument à venir m’apporter au Villard cet engin qui devait me permettre de travailler au site, et je me souviens que je m’en étais futilement réjoui… futilement… ou gravement, car je me souviens aussi de la stupeur avec laquelle je l’écoutais et je la regardais, stupeur devant cette scène si banale, si semblable à toutes celles qui l’avaient précédées et extraordinaire seulement parce que je sentais bien (sans pour autant y croire) qu’elle serait la dernière, ou une des dernières, et que cette voix restée jeune, cette voix dont je buvais chaque parole en m’étonnant de la trouver si peu changée, bientôt se briserait. 

Elle préparait ainsi la suite, m’encourageait sans surtout en avoir l’air, par petites touches discrètes, par ces présents concrets, car elle aurait détesté des adieux larmoyants avec de vains discours. Nous avions parlé de la parution de mes livres en cet automne qu’elle ne connaitrait pas, du site qu’elle ne pourrait pas voir et de l’accordéon qu’elle n’entendrait plus – et moi j’étais heureux, parce qu’elle avait tout de même pu venir assister à la première audition publique de Léo, et parce qu’elle était là…

Cette nuit je fouille une fois de plus les carnets des années précédentes, comme on lance des fils de pêche au loin dans la rivière, comme on puise de l’eau, comme on regarde la lumière depuis le versant sombre, comme l’araignée tisse sa toile et tremble avec elle à chaque courant d’air. J’extrais de cette masse les fragments que je mets en ligne et avec lesquels je pourrai ensuite me livrer à l’ultime travail de collage des livres en ayant à ma disposition toutes sortes de pièces déjà à peu près ordonnées. Même les mots les plus pauvres et les plus ordinaires me renvoient à l’inouï de cette autre époque de ma vie : celle où ma mère était elle-même en vie. Je la retrouve au détour de ces pages, certaines comme en Camargue écrites vraiment auprès d’elle – mais toutes au fond écrites en sa présence puisque de son vivant, en ces années où elle m’écrivait presque chaque jour (de moins en moins les derniers mois, jusqu’à ces tout derniers jours où elle restait devant le clavier sans plus pouvoir ni savoir, jusqu’à cette dernière ligne à jamais illisible écrite dans son cahier…).

 

Sur cette page du 11 avril 2011 il est question du koto et de Clément qui s’est levé tout seul dans son lit. Aujourd’hui, après une longue et fructueuse répétition avec l’orchestre d’accordéon, je joue sur le clavier offert à Clément un air japonisant qui imite le son du koto. Clément, de son côté, m’annonce avec une fierté infinie que ça y est, il sait faire du vélo sans roulettes, et me raconte cette grande aventure de la première fois.

 

« Au revoir mon amour, la vie n’est pas passée, la vie n’est pas finie » (me fredonne Dominique A), et il y aura encore beaucoup de ces « premières fois ».

 

La chienne Patawa m’accueille encore en me faisant fête, tout juste un peu déboussolée par l’âge, et la chatte de Guyane, Onça, se love contre moi pendant que j’écris.

J’écris. C’est la nuit et j’écris. Les enfants dorment. L’année dernière, à cette même époque, on se préparait à fêter en même temps que Pâques, le 20 avril précisément, les septante ans de ma mère vivante et les quatre ans de Clément (car nous serions tous ensemble à Paris pour son anniversaire en mai et ne pourrions pas emmener les cadeaux). Avec Léo nous répétitions interminablement les morceaux que nous allions lui jouer. 

Époque inouïe, nimbée du mystère de sa disparition, de nos disparitions. De notre apparition. Mystère de nos jours, de la nuit. Mystère dont l’intensité ne faiblit pas mais s’accroît chaque nuit. Les mots et la musique ne servent qu’à cela: éclairer le mystère, allumer devant lui des bougies dans la nuit.

 

11 avril 2015

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