Notes du dernier voyage (mai 2014)

 

PONTCHARRA-PARIS

 

 

 

1. T.E.R. Pontcharra-Grenoble.

Un petit crachin frais pétille sur la peau. Les feuillages des grands frênes bougent. Un arc-en-ciel enflamme brièvement les brumes au-dessus de Sainte-Marie-des-Monts, et l’on arpente le quai désert à quelque distance de soi-même, comme en apesanteur. Le train aussi est désert − un vieux train dont une porte bloquée bat comme une bête blessée. Puis on se laisser aller, surpris d’être là, surpris surtout de ce voyage qui semble sans inquiétude, si confortable, dans la douceur rassurante de vacances familiales. Gris admirables, verts déjà profonds et qui vont s’approfondissant, s’assombrissant. On s’est placé, en lecteur fidèle de Réda, dans le sens contraire à la marche : on perd en brutalité ce qu’on gagne en espacement. On prend mieux son espace et son temps.

Goncelin. « Qu’est-ce qui produit ce son ? demande Léo en entendant la sirène qui signale l’arrêt.

— L’accordéon.

— Non, l’accordéon, c’est plus joli ! »

Les manèges arrêtés intriguent les enfants collés à la grande vitre mouvante. Nous sommes seuls dans le train, pris dans cette tonalité douce de verts et de gris clairs. On regarde et on prend comme on peut en notes le lisse et le luisant des rails dans lesquels le ciel se reflète, ou ce lierre à l’assaut des pylônes. On parle de l’Orient Express − et on y est, en somme, avec terminus en gare de Grenoble.

À Brignard tout s’arrête, sauf le mouvement des feuilles et un ou deux moineaux qui sautillent. Ces herbes déjà hautes, aussi, me ramènent à l’enfance (d’où vient-elle, cette image de moi, enfant, jouant avec un autre enfant prénommé peut-être Emmanuel, ou Sébastien, à quatre pattes dans de très hautes herbes ? Il me semble que nous n’étions là que de passage, près d’une maison inconnue, avec ma mère… Je lui poserai bientôt la question et elle se souviendra, même confusément ; perdre un parent c’est évidemment perdre une part de sa propre mémoire, inaccessible désormais…).

L’herbe des talus.

Les restes de neige sur les crêtes.

Ce paysage chinois de cascades et de brume.

Un instant on pense à ce qu’on laisse avec quand même des regrets : la floraison des lilas, juste au moment où ils sentaient si bon… L’attrait du voyage, pour une fois, prend sans peine le dessus.

Lancey. Le soupir de l’arrêt, comme un pneu qui éclate, puis cette sonnerie déjà de métro. Dans les reflets de la vitre des fragments du paysage de droite se mêlent au paysage de gauche, des fantômes de fabriques, de lotissements ou de petits immeubles flottent au milieu des champs. Litanie des graffitis, des murs récents, des quais à peine entrevus.

Gières. La pluie sur le quai. Clément ouvre la poubelle avec un grand sourire : le coffre aux trésors contient une canette…

Premières barres d’immeubles parmi les maisons. Crépitements de la pluie. Et la ligne grise sur fond blanc de la montagne au-dessus de tout ça.

« Réda automobiles » ! On s’attendrait à des vélos, bien sûr…

Grenoble ? (La maîtresse fait promptement ranger toutes les affaires.) Échirolles. (Les affaires ressortent.) Tours blanches, soleil qui perce, planche de surf abandonnée au bord de la voie.

« Nettoyage général. »

« Mouvement missionnaire mondial. »

« Espace aubade. »

« Green data center. »

…Grenoble.

 

2. T.G.V. Grenoble-Paris.

Assis très confortablement à l’étage de ce T.G.V. « atlantique », et donc de couleur bleue (mais ils le sont tous et le flamboiement orange des trains de mon enfance est oublié), j’admire une composition cubiste de verre et de béton à la fenêtre criblée de pluie.

Paquebots arrêtés, démarrés, emportés, effacés.

Deux hérons maigres sont postés à la lisière d’un champ.

Les deux mains au fond des poches, un homme promène son chien à travers les chemins, et regarde vers le train d’où je le regarde.

Toutes petites pousses de ce qui deviendra bientôt un champ de maïs, pour l’heure d’un vert qu’on ne peut s’empêcher de qualifier une fois encore de « tendre » (et qui évoque le grain vert du maïs croqué trop tôt); marron noir de la terre striée comme par le râteau d’un moine-paysan (plutôt armé d’un tracteur).

Microcosmes des jardins, des villages, des vieux bourgs.

La place du marché d’une ville inconnue ; la Pharmacie du mail — mais où est-il, le mail ?

Choses entrevues, territoires traversés, pas vécus mais scrutés à la hâte, avant que la lassitude ne vienne et qu’on décroche de ce paysage monotone comme on décroche d’un film ennuyeux ou d’une pensée qui n’en vaut pas la peine.

Carrière immense, la terre sens dessus dessous.

Patchwork de rouge-vert-jaune, terre mêlée de cailloux blancs comme des ossements.

Dans les pupilles de mon reflet, le paysage que je regarde.

La position en hauteur, l’alternance rapide d’images que plus rien ne semble relier entre elles, et tous ces jeux de miroir à l’infini entre dedans et dehors donnent la nausée. On est tenté de fermer les yeux… Ce qui frappe encore au passage : l’indifférence totale et systématique des vaches pour le train qui passe (et que les promeneurs, eux, regardent).

Saint-Didier-de-la-Tour. Quelques vaches, quelques chevaux somnolent. Un busard immobile, suspendu dans le ciel gris. Quelques touffes de colza qu’on dirait ensauvagées, marronnées des grands champs uniformes. L’ondulation des herbes le long d’un grand pré sombre touche toujours autant, mais moins que ce jeune champ de blé d’un vert presque fluorescent… Plus loin, voici les caravanes d’un campement gitan : décidément, on refait ici le chemin du collège (je l’avais longuement décrit dans un texte de mes douze ans ; un champ de blé le séparait du campement des Gitans et, au-delà, des premiers contreforts des Bauges). Puis le vent agite les ajoncs et c’est un peu la Bretagne…

Le TGV maintenant roule à pleine vitesse, dépassant sans peine les bolides de l’autoroute, les milans, les martinets. Exaltation et légère anxiété de la vitesse, les montagnes s’éloignent à toute allure et la carlingue vibre. Un TGV qui double un tracteur dans un champ, c’est la rencontre de l’épervier et de l’escargot…

Clément dort, et le dessin de Léo sur son carnet (le TGV) « semble déjà de la mémoire »…

3 mai 2014

 

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