Notes du dernier voyage (mai 2014)

 

THÉÂTRE D’OMBRES

 

 

La nuit est tombée sur le petit théâtre d’ombres de la cour où cent scènes minuscules se sont éclairées − en mauve derrière ce grand rideau tiré, en vert sur cette cuisine, en jaune chaleureux dans ce qui doit être un salon. Lueurs d’un téléviseur, silhouettes irréelles attablées et qui bougent, qui devisent en silence. Et partout alentour, à perte de vue, les mêmes petites scènes dérisoires et touchantes, les mêmes passions, douleurs, espoirs, angoisses… On suppose que les rois se bâtissaient des palais démesurés pour se donner l’illusion de n’être pas tout à fait aussi dérisoires que tout ce peuple-là, parce que la ville fait prendre conscience de sa propre échelle et pousse à l’anonymat.

On reste à la fenêtre. Deux des acteurs se sont ici retirés, trop épuisés pour continuer à jouer leur rôle. Ma mère amaigrie, visage creusé, tiraillée par les douleurs, avec sur le visage ce masque sans équivoque qui est déjà – je l’ai dit en aparté tantôt − celui de sa mort.

Au retour, on en saura davantage. Sans doute ne s’agit-il que des effets secondaires des traitements… Il faut quoi qu’il en soit tenter de faire avec la douleur. On se rappelle une fois de plus la naissance de Clément, tellement liée à la maladie de sa grand-mère. Quatre années ont passé depuis, qu’on fêtera demain au pied de la Tour Eiffel avec nos amies qui amèneront le pique-nique, le gâteau… Nous irons d’abord seuls à la Tour avec les enfants, pendant que ma mère se repose.

Sidérante banalité de ces heures, de ces escapades touristiques si bien balisées, comme de quelqu’un qui, ayant commis un crime, rentre chez lui où les gendarmes l’attendent et regarde les façades des boutiques, les gens qui vont et qui viennent dans la rue éclairée, en sachant parfaitement que c’est la dernière fois avant longtemps qu’il peut ainsi marcher librement, et comme déjà emprisonné.

Dans le petit appartement maintenant silencieux passe l’écho assourdi d’autres vies, de musiques, de cris d’enfants lointains ; et puis, la toux. On revit ici certains morceaux d’une partition déjà jouée naguère, ailleurs. C’est donc ainsi que ça se passe. Mais on élude, on effleure à peine le sujet en griffonnant d’un feutre distrait, un œil aussi sur les ombres et les lumières aux fenêtres d’en face qui sont comme des veilleuses. On arrête d’écrire. On a tout simplement très peur de ce qui se trame. On n’a pas du tout envie d’entrer dans l’eau froide de cette piscine-là. Sais pas nager. Veux pas y aller. On voudrait pouvoir pleurer à chaudes larmes comme Clément. On lui envie ses larmes (tout en sachant qu’elles viendront bien assez tôt et ne soulagent pas). Tout reste noué. Tendu. Crispé.

« Enfant sans le secours des larmes. »

Veille froide loin du Villard.

Vigie éteinte.

Veille dans la ville, et bien plus solitaire.

Veille triste, sans phare, sans foi, sans musique, sans oraison − la croix qui émerge de la cour intérieur, la grande croix illuminée, signe morbide qu’un simple mouvement de tête dénégatif et l’angle du mur suffisent à masquer, ne nous éclaire pas. (Les charognards prosélytes guettent ces sortes de souffrance, qui s’empressent de venir rôder autour de votre sainte faiblesse pour vous vendre leur « lumière », leurs consolations frelatées que d’autres charognards ont réussi autrefois à leur refourguer et auxquelles ils s’accrochent ; il me semble qu’une foi authentique et une compréhension profonde de la religion devrait interdire toutes ces facilités, ces faussetés, ces formules toutes faites, mais permettre à chacun de mesurer en tremblant et sans se détourner l’ampleur de l’abîme qui s’est ouvert en nous.)

4 mai 2014

 

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