Vigie, juin 2011

 

 

 

 

LE TEMPS D’HABITER

 

 

Tournant peut-être décisif (encore que l’exaltation devrait rendre soupçonneux). Et si c’était maintenant le temps d’habiter ? La fin des préliminaires ?

J’ai paré des cinq couleurs le mur nord du bureau — celui auquel je fais face pendant la méditation ou l’écriture.

À gauche le monde jaune. Le voyage commence en automne, ainsi que le chantait mon pauvre grillon d’autrefois. C’est la saison des fruits et du don. Saison chatoyante, mais troublée à tout moment par la conscience de la finitude. Folle, joyeuse exubérance, que l’imminence de l’hiver protège de l’immobilité, de l’insouciance. J’ai choisi  pour ce monde un tableau de Cézanne, une nature morte aux fruits qui est aussi une vanité au crâne.

Sur le conduit de la cheminée, le monde bleu : vision claire, nette, précise et lucide qu’accompagne le retrait de l’homme. L’estampe d’Hiroshige, celle-là même qui illustrait la couverture de l’édition de poche de La figure du dehors de Kenneth White, semble d’une netteté inhumaine : le petit personnage qui traverse le pont n’en mène pas large face à la tempête de neige qui tourbillonne entre les pics ! L’hiver en même temps supporte toutes les autres saisons : à sa base, le tambour multicolore — vert, jaune et rouge — résonne.

Au centre de la pièce, le monde rouge, et l’autel presque traditionnel aux sept bols et aux trois bougies avec la grande statue dorée. Que tout ce que je mange et bois, que tous les parfums, toutes les musiques, tous les sons, toutes les lumières soient dédiées à la possibilité de l’éveil : plusieurs mois durant je me réveillerai chaque matin en formulant ce vœu grandiloquent, qui avait le mérite de donner une direction aux actions quotidiennes (après quoi un tel subterfuge et tout ce décorum, qui m’apparaissent rétrospectivement comme bien naïfs, ne me seront plus tellement nécessaires et, sans pour autant que je les abandonne ou les renie, laisseront place à d’autres manières peut-être plus intimes).

Au-dessus de l’autel le tangkha tibétain représente Tchenrézi, le bodhisattva de la compassion — car le monde rouge est bonté, compassion, amour, printemps resplendissant.

Sur la porte le monde vert de l’action juste : entrée, sortie. « Les nénuphars » de Monet, vert sur vert, m’évoquent l’éternel été de la Guyane, ces moments où l’action juste consistait essentiellement à ne rien faire d’autre que de regarder couler l’eau de la crique et laisser la vue se brouiller dans l’ouvert.

À droite c’est mon bureau, avec au mur le monde blanc où toute les saisons se rejoignent. Ouverture totale, contemplation sans limites tranchées. Un simple cadre blanc sur ce fond blanc, avec une calligraphie noire évoquant Kamo nô Chômei  : « le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau », dit en substance ce texte qu’Héraclite aurait aussi bien pu écrire. Ce qui importe c’est le tracé pur de ces caractères, qui sont comme une danse de pluie sur la glace ou la vitre (l’averse vient de reprendre).

Le bureau résume et reprend à son compte toutes les couleurs du voyage. Rouge la base, bleue la tranche, jaune le dessus, vert le set sur lequel est posé le carnet — et blanche, la page sur laquelle j’écris ces mots. Car c’est par l’écriture qu’est célébrée la beauté du monde, c’est en elle que le mouvement se perpétue. Elle est le cœur du mandala, le poumon des cinq mondes, la première pulsation.

Voilà. J’habite en ce monde complet et coloré, et la pluie chante sur le toit. Cette nuit je suis roi — oh, roi lucide, jette un œil sur la tête de mort du côté de Cézanne ! Je chuterai tantôt et déchanterai bien vite. Je sais. C’est pour cela que je suis roi. Le bureau, le fauteuil, le zabuton ou la page : mon trône. Partout où je vais, partout où je suis : mon trône. Et sur ce trône, parfois personne. La pluie. Le vent. Les couleurs. L’espace.

La pluie crépite maintenant en continue, savoureuse mélopée qu’accompagne le sitar du stylo. Raga nocturne en mon salon de musique. Les tablas, c’est mon cœur qui bat et la pluie sur la vitre. 

 

29 juin 2011

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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