Vigie, avril 2017

 

 

 

DUKE ELLINGTON et la tristesse

 

Vigieavril201702

 

Bien dans ma Cave de quiétude hivernale, ma bulle de pensées avaricieuses, je laisse les forsythias brûler seuls, les fauvettes flamber pour pas grand-chose leur chant précieux au grand casino d’avril, et toute cette débauche de fleurs, de couleurs, de ruisseaux, de reverdie, ces fastes de cerisiers en dentelles, ces tourbillons de vigueur qui ne m’emportent pas.

Bien ou pas bien dans ma bulle de musiques lentes je laisse la pie à la fabrique de son nid là-haut, justement, au beau milieu du cerisier en fleurs − et c’est à croire qu’elle l’a fait exprès tant ce tableau noir et blanc des branches sombres, des fleurs blanches et de son plumage monochrome est parfait. Je laisse la neige s’en aller et les vivants perdre leur temps. J’embue la fenêtre, je m’embue, je m’embulle, je m’embusque pour ne rien voir, je ne tends l’oreille qu’à l’écoute de mes fantômes.

Qu’est-ce qui murmure en avril ? Qu’est-ce que ne recouvre pas le chant des fauvettes, ni l’accordéon, ni le silence ni les paroles ? La grande tristesse de parler seul. Pire qu’un hérisson écrasé, ou un enfant perdu, ou les fleurs du mirabellier qui s’en vont déjà. La grande tristesse irréparable. La grande tristesse avec laquelle on ne tisse aucun texte mais qui défait toute trame, qui troue tout ce qu’elle touche, qui fait qu’on touche le fond.

Il faut tenter de la noyer, alors. Se boucher les oreilles, c’est pire : on n’entend qu’elle. Regarder dehors, regarder dedans c’est pareil : on ne voit qu’elle. Jouer avec l’accordéon n’importe quel air, triste pas, c’est faire chanter ses sirènes juste bonnes ce soir à dévorer. Parler c’est la faire parler.

Le piano pourtant de Duke Ellington avec son inconcevable gaîté parvient néanmoins et miraculeusement à la mettre à distance, cette fichue tristesse-là, et l’on respire enfin, on sourit presque, sauvé, in extremis.

 

4 avril 2017

 

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