Journal des bois gravés

 

 

 

LA TRANSMISSION

 

ABG22

 

 

Tombe l’après-midi, tombent les heures lourdes où même le martèlement des talons sur les dalles se met à sonner mat, où tout désir s’émousse. Même le chat le sent, qui quitte son avant-poste de voyeur, de vigie, pour se planquer au sommet d’un placard où il se roule en boule et oublie le monde. Les formes ne viennent plus et ce n’est certes pas le moment de se mettre au dessin. Les quelques paroles aussi qui parviennent à passer sont pesantes, pesamment suscitées par la répétition.

Mer des Sargasses : pas de vent, pas de courant, pas de rivages mais des algues qui s’entassent et tout un vortex de déchets. Le cœur vide, plus avide, on n’avance pas.

Lutter, ce serait s’épuiser ; ne rien faire, céder. On a trop connu de ces effondrements pour ne pas se méfier.

Ce qui sauve, d’abord – ce par quoi on cherche à maintenir la marche, même réduite, du vaisseau – ce sont les gestes ordinaires, machinaux, répétitifs, comme écoper sur le bateau, réciter des mantras ou nettoyer l’autel. Debout devant l’établi le graveur encolle des bandes de papier, nettoie les verres qu’il vient de ramener et travaille à l’encadrement des images. Le scribouilleur quant à lui recopie sur son ordinateur les textes du carnet et puis, en met au Net les bribes susceptibles d’être utiles : des connexions à son insu se font, des liens commencent à apparaître, qu’il ne regarde que distraitement.

Ce qui sauve c’est la passion de transmettre.

Entre un couple qui longuement regarde les images, s’intéresse, s’interroge, et la tonalité du moment s’en trouve modulée.

Chez les peuples premiers le chamane est un individu souvent ambigu, homme et femme, sage et fou, malade, sans doute, mais capable d’utiliser la force inhérente à sa maladie pour ouvrir son regard et guérir autrui. Il se tient en lisière de son clan tout en étant en charge de cette fonction centrale qui est de maintenir le lien entre le monde humain et celui des « esprits ». S’il est pour une raison ou une autre empêché d’exercer son rôle, c’est la maladie qui l’emporte : il n’est plus qu’un fou, un égaré, un clochard.

Pour les Tibétains le tülkou est d’abord enfant mystique appelé à incarner tout ou partie de l’enseignement d’un maître ; si le tülkou n’a pas pu être formé, ou si les circonstances ne lui permettent pas de transmettre à son tour l’enseignement, il devient fou.

Quels que soient les domaines concernés (à la probable exclusion des traders, banquiers, marchands d’armes), il est facile de constater que tout individu qui a beaucoup reçu éprouve, la quarantaine venue, le besoin de donner – faute de quoi il s’étiole, il s’aigrit, et tombe en dépression.

Voici donc le graveur qui s’anime, qui montre, qui parle. L’encadrement. Les cours pour enfants. La technique. La vision.

Chaque semaine, chaque jour, à chaque instant peut survenir la rencontre, puisque la porte de l’atelier est ouverte. Des gens arrivent, qui regardent vraiment, qui voyagent et font voyager avec eux les images à travers la planète. Il faut voir alors la joie profonde de l’artiste quand se déploie, se disperse, le fruit de son travail – car cela, tout cela, c’est pour tous.

 

Ce contenu a été publié dans L'attente des images. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.