Journal des bois gravés

  

 

 

NOS YEUX DE CHATS

 

ABG11

 

Les martinets en escadrilles s’engouffrent dans l’air sans résistance, projectiles lancés, on pourrait croire, pour le seul plaisir du déploiement dans l’espace, cependant que les tourterelles assurent la basse continue du temps. Une passante à voix haute salue le chat, on entend les cloches de la cathédrale sonner à la volée, puis soudain un incompréhensible vacarme envahit la rue et le chat s’enfuit, oreilles plaquées sur la tête.

Apparaissent dans l’encadrement de la porte deux jeunes Japonais avec leurs valises à roulettes, puis trois, quatre, cinq, six, dix, douze, quatorze Japonais qui remontent la rue en faisant rouler leurs valises dans un grondement tel que l’on croirait qu’un train vient de quitter sa voie.

Puis tout s’apaise.

Passe un ado, passe un vélo, passe un vieillard.

 

Il y a tout cela, tout autour des images : la vie des gens, que j’aime regarder ainsi, à la façon du chat, avec une curiosité peut-être pareille, dirait Jérôme, à celle qui taraude l’enfant face aux mystères de la procréation…

 

 ABG12

 

Naguère j’ai été chat, ou au plus près de lui. Tapi dans l’herbe je l’imitais, feulant, grondant, ronronnant, léchant l’intérieur de mon poing et le passant sur mes cheveux, ou l’épouillant avec mes dents. L’épeire, la menthe religieuse, l’immense sauterelle verte, les taupes étaient nos voisines fabuleuses. Le rouge-gorge juché sur une branche basse, j’aurais voulu l’attraper avec lui, et planter comme lui mes crocs dans son cou pour sentir le goût de fer de son sang.

Aplati des heures durant parmi les hautes herbes, j’empalais sur des bogues les petits criquets frémissants dont, privilège de mes mains, j’avais ôté les pattes, et nous mangions ensemble ces divines friandises.

Un jour j’ai été chat ou, mieux, enfant au plus près de l’enfance, détenteur de la possibilité d’une proximité avec le monde qui reste plus que jamais notre trésor le plus précieux et dont je sentais que le temps, que l’âge d’homme me dépossèderait.

 

« Je voyais les adultes comme des gens qui avaient trahi, dit Jérôme ; je ne voulais pas tout perdre. »

 

C’est ainsi qu’on se retrouve à louvoyer sur de drôles de mers, traversant des naufrages, des gouffres, passant par des épreuves vraiment déraisonnables, pour tenter de maintenir ouvertes en grand les portes de la perception, « voir vraiment », voir en petit et en grand, l’ensemble et le détail, microcosme, macrocosme, continuer à voir le monde avec nos yeux de chats, nos yeux d’enfants, nos yeux vivants.

 

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