Journal des bois gravés

 

 

 

LEÇON DE BULLES

 

Bulles

 

J’ai quelque scrupule à dévoiler la recette élaborée par Jérôme afin de contourner l’ennui parfois irrépressible qu’engendre certaines réunions mondaines ; il me semble néanmoins, d’une part, que sa connaissance pourrait être utile et agréable à chacun, indépendamment de toute obligation mondaine, et d’autre part qu’elle n’est pas sans rapport avec un enseignement très profond qui porte sur le « regard poétique » – ou notre regard de chat, regard d’enfant.

Bref, voici.

Prenez un verre de Perrier, un citron – et, dans la version complétée et dramatisée par Anne, deux pépins de pomme. Commencez par presser le citron dans le Perrier, pépins compris, puis observez avec la plus grande attention.

On ne peut pas savoir ce qui va se passer. Rien, peut-être. Cela dépendra des circonstances, de la quantité de citron, du poids et du nombre des pépins, de la nature du verre, que sais-je ? Il est toutefois vraisemblable que certains pépins descendent plus ou moins rapidement au fond du verre tandis que d’autres surnagent, puis que tous s’immobilisent. Le processus, alors, peut commencer.

Au fond du verre les bulles s’accumulent en grappe sur les pépins échoués qui, peu à peu, s’agitent, se redressent, jusqu’à ce que le pépin remonte. Les bulles qui le portaient éclatent alors, et le pépin recommence à s’enfoncer avec la rapidité d’une pierre, une pirouette de pirogue en perdition, ou la lenteur d’un triton alpestre qui, une fois sa bulle d’air bue, se laisse retomber jusqu’au fond de la mare.

Voici ainsi l’ensemble de ces pépins pris en yoyo, comme des gammares sous l’emprise de deux parasites aux besoins opposés : l’un souhaite que le crustacé aille vers la surface pour qu’un oiseau le pêche, étape nécessaire à son propre cycle de vie puisque ce parasite pond dans l’estomac de l’oiseau ; l’autre souhaite au contraire que l’animal qu’il a parasité s’enfonce, bien à l’abri des prédateurs, car sa propre survie en dépend – et l’effet conjugué des deux forces affole le gammare.

Le spectacle est déjà en soi admirable, et peut agrémenter une longue et vaine attente. Anne, cependant, propose de pimenter la chose en introduisant matière à suspense, voire à divination.

Ajoutez deux pépins de pomme (ou quelques grains de riz noir), parfaitement repérables à leur couleur sombre, et attendez. Commence alors une sorte de ballet tragique, car les deux pépins tantôt s’éloignent, tantôt se rapprochent, rarement s’unissent, aussitôt se séparent, vivant à vitesses distinctes leurs vies parallèles de météores aquatiques : il peut leur arriver de faire ensemble un bout de chemin, mais la probabilité pour que leur rythme s’accorde est évidemment infime.

Au bout de quarante à quarante-cinq minutes, l’effet du gaz se dissipe et plusieurs dénouements sont possibles : soit les deux grains noirs restent unis, en bas ou en haut ; soit ils restent séparés, l’un en bas, l’autre en haut. Pour les couples vieillissants, ou menacés de séparation, cela peut faire figure de présage, dont on ne garantira pas la fiabilité ; pour tous, cela promet quarante-cinq minutes d’une observation aussi passionnante que celles que moi-même je faisais, enfant, dans le bassin de mon village où nageaient les tritons, les gammares…

 

(Qu’on ait pu avoir pareille idée concernant l’usage du Perrier-citron, dont je n’ai pas besoin de souligner le degré de sophistication, montre une fois de plus le caractère fertile de l’ennui – qu’un conte africain met à l’origine du monde, et que le poète, l’enfant, connaissent bien…)

 

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