Journal des bois gravés

 

 

 

LE TRAVAIL DU GRAVEUR

 

 

 

Le support

 

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Je dessine directement sur le support, qui est soit du linoléum, soit du bois.

Le lino est une matière facile à travailler, puisque souple et sans fil, et peu chère, ce qui permet de travailler avec moins d’inquiétude, en sachant qu’on peut jeter et recommencer. Pour le bois, il s’agit par contre de plaques calibrées en bois de bout à hauteur typographique (soit 23,56 mm), ce qui demande à l’ébéniste d’assembler de petits carrés de bois avec beaucoup de précision : c’est un travail délicat, et les plaques coûtent cher.

J’utilise soit du buis, soit le plus souvent du poirier, en « bois de bout » et non en « bois de fil » : on coupe l’arbre horizontalement, « en tranches » et non en planches, ce qui permet de ne pas être gêné, ensuite, par le fil du bois. Cela permet également de faire des traits aussi fins qu’un cheveu sans que le bois casse sous la pression. On peut appuyer fortement sur un rouleau de sopalin gardé vertical sans le déformer, mais il s’écrasera aussitôt s’il est horizontal : c’est la même chose pour le fil du bois.

Il est plus facile de faire un travail sec et nerveux avec du bois, et souvent les linogravures ont tendance à privilégier un dessin rondouillard ; je mets évidemment un point d’honneur à faire des dessins secs et nerveux pour le lino, et très fluides pour le bois !

 

 

Le dessin

 

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Comme le lino est la plupart du temps coloré, je commence par mettre une couche de blanc, avec une encre qui doit être à la fois fluide et opaque. Une fois le support bien sec, je fais mon dessin directement à l’encre de Chine, soit au pinceau (le plus souvent un pinceau chinois), au calame (un morceau de bambou taillé en biseau), à la plume métallique (j’ai une belle collection de plumes anciennes ou modernes) ou à la plume d’oiseau.

J’effectue toutes les corrections à l’encre blanche, puis à l’encre noire, puis à l’encre blanche, puis à l’encre noire, jusqu’à ce que je sois satisfait. L’image, une fois imprimée se retrouvera inversée, ce qui conduit de nombreux graveurs à utiliser tout un système de miroirs ou de calques pour s’assurer du résultat. Pour ma part je n’en tiens pas compte, et considère qu’une bonne image tient à l’endroit comme inversée – avec toutefois une exception pour les personnages et les animaux de profil, car l’effet produit et les sentiments évoqués diffèrent suivant que les personnages viennent de la gauche ou de la droite, un peu comme les personnages qui, au théâtre, entrent en scène par le côté cour ou par le côté jardin.

Comme je ne fais jamais aucun dessin préparatoire (sauf pour les commandes, lorsque je dois travailler d’après photographie, où il m’arrive de faire une mise en place au crayon), je travaille toujours directement à l’encre sans me poser la moindre question. Tout ce que je sais avant de travailler, c’est si j’ai envie d’utiliser la plume, le pinceau ou le calame ; c’est donc l’outil plutôt que le sujet qui est déterminant.

J’achève le dessin, pour lequel tous les repentirs seront finalement invisibles (c’est un des avantages de la gravure) ; puis vient le moment de graver.

 

 

Les outils

 

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Pour graver j’utilise trois types d’outils.

Il y a d’abord l’onglette, dont l’extrémité ressemble à la semelle d’un fer à repasser très pointu, qui permet de retirer de très fins copeaux.

Il y a ensuite des gouges en U et en V de toutes tailles.

Il y a enfin mon outil de prédilection, qui est le couteau. Les Japonais se servent beaucoup de cette sorte de couteau, qui comporte une petite lame très aiguisée, pareille à celle d’un tout petit ciseau à bois de trois millimètres de largeur, avec un bout carré. Je plante l’un des angles au bord d’un trait, en l’enfonçant légèrement, puis je suis le trait au plus près. Contrairement à la gouge dont le côté montant cache le trait, cet outil me permet de continuer à bien le voir. J’obtiens à mesure un copeau qui ne se détache pas, puisqu’il n’est coupé que d’un côté, et qu’il suffit ensuite d’enlever en faisant sauter l’autre côté. Comme j’avais un couteau japonais formidable que j’ai perdu, je me suis fabriqué celui que j’utilise maintenant. J’ai trouvé dans une brocante une petite lame parfaite, dont la grande souplesse permet de vraiment moduler son geste avec beaucoup de précision.

 

 

La gravure

 

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Au moment de graver, je ne suis plus qu’un exécutant. Je grave à la façon japonaise, qui consiste à exécuter très fidèlement le dessin, plutôt qu’à celle des expressionnistes allemands, dont j’imagine en regardant leurs gravures qu’ils font un dessin, un lavis, un crayonné plus ou moins imprécis, voire se passent de dessin et gravent directement : la gravure est pour eux le geste créatif.

Pour ma part, je grave donc avec grande fidélité mon dessin, le but du jeu étant de garder le caractère et la fraîcheur du trait. Si j’ai fait un trait sec et nerveux, un peu comme les signatures anciennes qui font crisser la plume, je veux garder exactement cela, en gravant telles quelles – si j’ai décidé de les garder – les moindres petites barbelures, les imperceptibles ondulations du bord du trait, les petites marques laissées sur le côté par mon pinceau quand il est ébouriffé, voire une tache.

Contrairement à la gravure sur métal où l’on creuse le trait et où, pour imprimer, on fait rentrer l’encre dans les tailles et on essuie le reste, cette forme de gravure consiste à creuser tout ce qui sera blanc et qui ne doit pas imprimer : on parle, à propos de la linogravure et de la xylogravure que je pratique, de gravure en relief ou, puisqu’on épargne le trait, de « taille d’épargne ». J’évide. Je suis le trait sans rien en ôter ni laisser aucune partie du blanc. Je creuse bien, sans me préoccuper du fond des tailles où l’encre n’ira pas, mais en soignant le bord des traits qui doit être bien net.

 

 

L’impression

 

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Une fois que j’ai creusé comme il faut, je prépare mon encre sur une palette en verre. J’utilise des encres grasses qui sont un peu comme de la peinture à l’huile, en plus épais, et je les modifie parfois en y incorporant des huiles, des charges minérales, des pigments, jusqu’à obtenir la consistance, la couleur, la transparence ou l’opacité désirées. J’encre alors la plaque de façon bien uniforme à l’aide d’un rouleau en résine.

Je pose ensuite ma plaque sur le plateau de la presse. J’utilise une de ces presses dites « à épreuves » qui permettaient autrefois au typographe de faire une rapide relecture avant que l’imprimeur ne fasse fonctionner sa propre presse, électrique ou à pédales, pour le tirage définitif. Il faut régler la pression en haussant plus ou moins la plaque avec des cales de diverses épaisseurs, poser le papier bien droit pour avoir des marges régulières, puis passer le rouleau de la presse : en soulevant le papier on découvre l’image.

Il est important de trouver la bonne consistance de l’encre et la pression optimale : certaines gravures demandent une pression très forte (on peut même aller jusqu’à un léger gaufrage), alors que d’autres demandent très peu de pression pour que l’encre ne soit pas poussée aux limites ou même en dehors de la surface du trait et vienne boucher les petits détails qui disparaissent si le tirage est trop gras. Avec certains papiers japonais on peut mettre très peu d’encre, très peu de pression, et le moindre détail est pris comme une empreinte digitale sur un papier à cigarette.

En taille d’épargne les couleurs sont nécessairement des applats, et il n’y en a qu’une par plaque. On commence par graver la plaque de trait, puis on en fait des reports sur autant de plaques vierges que nécessaire, et on taille les silhouettes des couleurs désirées, qui pourront par endroits se superposer à d’autres en créant, si l’encre est assez transparente, une couleur différente ; après quoi on imprime successivement les plaques sur le même papier, avec un repérage pour qu’elles tombent toutes au bon endroit.

 

 

Les motifs

 

Je pense qu’il y a deux types de travaux en art, avec bien des nuances entre les deux : soit un art porteur d’un message, d’une idée en rapport avec la société, et qui a pour but plus ou moins explicite de provoquer la réflexion ; soit un art qui n’est pas séculier, qui ne comporte pas d’idées ni de message. C’est bien sûr dans cette deuxième catégorie que je m’inscris, même si je ne le revendique pas particulièrement. Il se trouve que je n’ai aucun goût pour l’expression à travers des symboles qui viendraient illustrer un questionnement ou un commentaire à propos de ceci ou cela.

Mes motifs sont soit des arbres, des buissons, des feuillages, des végétaux ; soit des nus, féminins pour la plupart ; soit des animaux imaginaires, des chimères ; soit des animaux ordinaires, des chats, des oiseaux, des rhinocéros ; soit, depuis quelques années, des choses beaucoup plus abstraites, mais que je fais quand même d’après nature : je vais me poster devant un paysage, et c’est lui qui va dicter mon travail même si, au bout du compte, je suis le seul à savoir que ce que j’ai fait reflète ce paysage.

 

Presque tous mes arbres sont ainsi faits d’après nature. Je me pose devant un arbre, une rangée ou un bouquet d’arbres, Foretnocturneou une forêt, que j’observe très attentivement en faisant taire un peu le monologue intérieur (chantonner, marmonner aide), et en me concentrant vraiment sur la perception visuelle. Ce qui m’importe, c’est de capturer l’essence, le caractère des arbres. On peut dire qu’il y a d’une part un aspect des arbres purement fractal, avec une sorte de géométrie qui répète en les multipliant les mêmes formes de plus en plus petites, et d’autre part un aspect chaotique, parce qu’une tempête a cassé des branches par exemple – ce qui fait que, lorsqu’on regarde vraiment un arbre, on se retrouve avec des angles droits, des croix, des diagonales qu’on voit rarement dans les tableaux, parce que tout se passe comme si ces éléments surprenants ne faisaient pas vraiment partie du paysage.

Dans la nature, les branches sont plus épaisses au niveau du tronc qu’à leur extrémité, et c’est ainsi qu’on les représente. Avec le pinceau, on peut faire un geste ascendant ou descendant, en commençant par le plein ou le délié. Or, il se trouve que j’ai eu envie, à un moment donné, d’effectuer un mouvement descendant en commençant par le plein, inversant ainsi l’ordre intuitif de la représentation. Il m’a alors semblé que la nature de l’arbre n’en était pas changée, que mon geste restait fidèle à celui de l’arbre, que je prolongeais ainsi picturalement.

Les arbres ont chacun leur structure (racines, tronc et branches) et leur écriture (petites feuilles rondes du chêne, feuilles lancéolées, pointues, en ogive, du châtaignier…), qui constituent une grammaire. Une fois qu’on a saisi cette grammaire, on n’a plus qu’à s’y conformer. Il n’est pas nécessaire de copier l’arbre, il suffit de s’imprégner de sa langue, si bien que la personne qui regardera la gravure aura le sentiment d’une présence de l’arbre, indépendamment de toute ressemblance photographique.

La technique que j’utilise me conduit par ailleurs à m’intéresser autant à l’espace entre les choses qu’aux choses elles-mêmes, aux espaces de lumière entre les feuilles et les branches autant, si ce n’est plus, qu’aux arbres.

 

Pour ce qui est des bestioles, animaux fantastiques, insectes, chimères de toutes sortes, je mets un soin particulier à neABG36 pas penser du tout à ce que je vais dessiner ; il faut qu’elles surgissent de manière inopinée et que je sois moi-même surpris de ce qui vient. Souvent, comme il n’y a pas vraiment de composition ni de perspective, ce sont des formes simplement alignées, à la queue leu leu ou affrontées. Il y a souvent des histoires de dévoration, d’engloutissement, de fornication, de poursuites, mais cela n’a rien de voulu. Avec le temps, je constate qu’elles surgissent moins souvent, moins spontanément, qu’il y a un effort plus grand à fournir pour leur laisser la possibilité d’éclore…

 

 

Les couleurs la nuit

 

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Je trouve que les couleurs sont bien plus intéressantes le soir et la nuit : on pourrait parler, à propos de certains de mes monotypes et de certaines gravures de « ténébrisme » (il parait que le terme existe), d’un goût pour le « sombre-obscur » qui dilate les pupilles !

Pour mes estampes en couleurs j’effectue souvent d’innombrables passages, jusqu’à saturer complètement la surface, en me servant d’une certaine dose d’aléatoire et sans trop me préoccuper du repérage des plaques si bien qu’il peut y avoir de légers décalages.

C’est un peu comme si, pour un nu, je faisais une plaque pour le corps, une deuxième pour les sous-vêtements, une troisième pour la petite robe : pour les arbres, je vais faire les branches, les feuilles, le ciel, la verdure autour, les taches d’ombre, et je vais tirer tout cela dans le désordre. La plaque de bleu devient la plaque de jaune, qui devient plaque de brun, si bien que j’aurai, de la même image décomposée en quatre ou cinq plaques, une grande quantité de versions différentes, un peu comme dans le dub en reggae où on va se servir de la même plage de rythme basse-batterie sur laquelle on va superposer des bandes de guitare, d’orgue, etc., et en faire des versions différentes.

 

 

Dans l’atelier

 

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La musique m’aide à ne pas trop réfléchir. Elle baigne l’atelier comme le bruit de l’eau ou du vent. J’écoute une musique assez syncopée, rythmique, qui me donne de l’allant, de l’élan. Je ne suis pas toujours animé par un feu sacré, et elle me fait un peu l’effet du thé ou du café ! Quand la tension nerveuse monte trop fort, je vais remplacer un be-bop échevelé par un west coast rafraichissant. À l’inverse, quand je suis vraiment dans tous mes états, je vais mettre carrément un rock’n’roll bien décapant. C’est une sorte de régulateur d’humeur.

Dans l’atelier il y a toujours du rangement, de l’organisation, du tri, du bricolage à faire, la logistique, ce qui maintient la tête hors de l’eau quand on ne sait plus où on en est et qu’on se perd. En principe, je ne suis pas un artiste très angoissé, je n’ai pas l’angoisse de la page blanche. Je travaille par séries. Je deviens très obsédé par un nu, une forêt, et je pousse la recherche formelle sur ce sujet avec un grand acharnement ; quand je suis arrivé au bout d’une série, je la pousse un peu plus loin, et quand vraiment je devrais m’arrêter parce que ce n’est plus raisonnable, je refais encore quelques tirages ; parmi ces tout derniers, il y en a quelques-uns de bons, voire de très bons.

Ce qui est important, c’est toutefois d’en détruire beaucoup. Dans la gravure, on ne sait pas nécessairement ce qu’on veut mais il faut savoir ce qu’on ne veut pas. Il y a une proportion non négligeable de choses médiocres, ou faciles, séduisantes, décoratives. Je n’ai rien contre l’art décoratif, mais parfois c’est vraiment trop mièvre, ou relève juste de l’illustration. On produit aussi à l’inverse parfois une image trop désagréablement obscure, vraiment inconfortable au regard. En général je l’élimine aussi. L’œil doit pouvoir se promener, se perdre sur un chemin qui peut être escarpé, rugueux, chaotique, puis se retrouver, suivre des lignes, des formes, et se poser tranquillement. Ce n’est pas la peine de se faire violence ou que ce soit tellement déstabilisant qu’on ne sache plus où se poser.

Cette façon de travailler avec l’aléatoire, qui pourrait devenir un signe de complaisance, doit être compensée par une grande sévérité dans le choix des tirages retenus. Il vaut mieux être trop sévère que pas assez, de sorte que ce qui reste compte.

 

 

Quelques images

 

Mon travail a d’abord commencé avec le tachisme et les « bestioles ». Je me suis remis à en faire dans les années 2000.

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En voici un exemple, avec de petits personnages qui sont venus tout seuls, à partir de taches, et que les gens rapprochent souvent des dessins de Michaux. C’est un travail délicat. Ils ont besoin d’avoir juste assez de mystère et juste assez de figuration. On peut raconter une histoire ensuite, mais ce n’est pas mon travail : l’histoire, pour moi, reste muette. Ce sont des allégories de mouvements intérieurs, d’émotions – des émoticônes, peut-être, ou des psychogrammes, comme les petits traits iconiques d’expression autour des personnages de bande dessinée.

Talweg Yoddle

 

Une œuvre importante pour moi a été la série « Talweg yoddle », car c’est à ce moment que j’ai franchi le pas vers des choses plus abstraites. J’étais en haut d’une colline, devant des prairies avec des rangées d’arbres, un chemin et la délimitation des champs – toutes choses que je suis le seul à voir dans le résultat final !

 

La route et les rêves 2

 

Puis il y a eu les « carvernicoles », façon de renouer avec mon tout premier travail, quand j’avais douze ans et que je projetais des petites bouteilles d’encre de Chine en faisant couler l’encre. C’est une recherche, une quête presque douloureuse pour trouver un équilibre entre le hasard et la main humaine. Je vois bien que, comme dans les travaux de Rorschach, l’œil ne peut manquer d’identifier dans ces taches aléatoires des formes familières, mais il est important pour moi qu’il n’y ait rien d’évident. Si une paréidolie trop évidente apparaît – une illusion d’optique qui fait associer une forme quelconque à un élément clairement identifiable, oiseau, cheval, etc. – je brouille à nouveau les choses juste assez pour que le regard reste libre. Il y a des œuvres qui sont séduisantes au premier abord et dont on va se lasser ; je veux faire des gravures dont on puisse avoir longuement l’usage, qu’on puisse continuer à regarder en voyant de nouvelles choses et que tout ne soit pas dit une fois pour toute. Je veux laisser le champ libre – mais pas trop non plus ! J’essaie de suivre cette ligne de crête, en funambule.

Dans cette linogravure de la série « Les Cavernicoles », j’ai utilisé une grosse plume de rapace trouvée en montagne, à la nervosité formidable, qui permet de varier le trait en cours de route selon la manière dont on la tient. J’ai gravé en conservant les minuscules barbelures du trait. C’est une gravure dont je suis content parce qu’elle a gardé la fraîcheur du dessin. Je trouve que la fraîcheur est, dans tous les arts, la qualité première. La fraîcheur toute seule ne suffit pas, à moins d’être un génie – dans l’art brut on voit parfois une fraîcheur extraordinaire qui rend quasiment inutile le savoir-faire. J’ai moi-même longtemps dévalorisé le savoir-faire. Quand j’étais jeune, je m’insurgeais contre un travail « habile » – terme qui était pour moi vraiment très péjoratif ! Ce dont aujourd’hui je me méfie, c’est de l’art malin, de l’esbroufe.

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Cette autre gravure présente l’intérêt d’alterner le travail en noir sur blanc, puis en blanc sur noir, puis en noir sur blanc, puis en blanc sur noir, de telle sorte que l’on éprouve, comme quand on regarde le damier d’un carrelage, un léger et assez plaisant vertige. J’ai nommé cette gravure « L’enchanteur pourrissant », parce que j’aime beaucoup Apollinaire, mais c’est à chacun de voir… Les titres viennent toujours a posteriori. On peut se promener dans cette gravure de façon plaisante, je pense, bien qu’elle ne soit pas très souriante.

 

 

Blueziana

 

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Dans les travaux les plus récents, j’ai fait une cinquantaine de tirages d’une gravure en couleurs dont le titre est « Bluziana ». C’est un format de 34×42, ce qui est déjà pour moi plutôt grand, puisque mes plus grandes gravures sont de 70×50. Je travaille assis, et mon aire naturelle est le microcosme délimité par le cercle de lumière de ma lampe. Quand je travaille au-dessus d’un certain format – et là je suis vraiment à la limite – je me sens souvent obligé de redécouper les images. Il y a des sortes d’interdits, de tabous, de contraintes qui permettent de creuser plus profond, comme d’un fleuve dont le courant est plus fort quand il passe entre deux falaises et qui creuse alors plus profondément son lit. Redécouper un dessin ne me gêne pas du tout, alors que je m’interdis de retoucher à la main une estampe.

Pour cette série forestière, je n’ai pour la première fois pas travaillé d’après nature. C’est un arbre imaginaire. J’ai tellement regardé les arbres que je me suis dit que je pouvais bien me lancer sans en avoir un sous les yeux. J’ai superposé des écritures. Il y a cinq plaques, dont deux plaques de trait qui mêlent des graphies différentes, comme il y a des écritures rondes d’adolescente écrivant au gros feutre violet, des écritures d’écrivain névrosé, minuscules, illisibles, très penchées ou très pointues… Le résultat final reflète la façon dont je vois les arbres, qui ont un vrai caractère comme des personnages, mais sans que je les anthropomorphise. Dans la nature, il y a des endroits où l’on s’assoit et où ça vous pique les fesses, d’autres vraiment moelleux ; dans cette gravure il y a un peu des deux.

Je profite du long temps de séchage dû à la superposition des couches pour regarder les épreuves suspendues au plafond. Un regard furtif, du coin de l’œil, en passant, me permet parfois de les percevoir autrement. Je sais que je vais être amené à redécouper certaines de ces épreuves, pour lesquelles il me semble que le regard est distrait par des éléments inutiles ; on se rend compte que l’image atteint sa complétude quand on en cache une partie avec la main.

 

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