Journal des bois gravés

 

 

 

UNHAPPY ACCIDENTS

 

ABG13

 

« J’ai cherché la ligne de crête entre l’équilibre et le hasard », dit-il en encrant la première plaque, entrecroisant aussi régulièrement que possible le rouleau. « Il y a une attitude à avoir avec le hasard qui, sinon, entraîne de fâcheux accidents. Les deux lunes apparues en filigrane de ce feuillage, c’était un défaut du lino ! » Puis il passe la presse et apparaît la silhouette noire, encore à buvarder, dont Fats Waller salue la naissance d’un solo.

La seconde plaque a été « mal gravée », le graveur choisissant de laisser apparent le fond des tailles qui, en principe, doit être lisse. Cela rappelle les traits iconiques de mouvement des bandes dessinées, ces rais horizontaux qui suggèrent la vitesse, par exemple. « C’est à force de voir faire mes élèves, qui adorent ce genre de facilités, que l’envie m’est venue de me le permettre aussi, parfois. »

Puis vient la plaque de traits, qui est en général la dernière et la plus foncée. Le visage est maintenant visible, mais pâlot. On ré-encre. Rien ne va. On recommencera dix fois, ou cinquante.

 

Nettoyer les plaques.

Laisser reposer.

Réfléchir.

 

La nouvelle tentative sur beau papier sera en noir et rouge – un savant mélange, à la fois sombre et lumineux, à base de ce rouge de cadmium qui fait de beaux rideaux d’opéra.

L’attention. La tension. Le papier mal placé crée un décalage fâcheux, tout le contraire de cet « heureux hasard » que les anglais désignent par ce qui sonne à nos oreilles comme un bel oxymore : « happy accident ». Le deuxième essai aggrave ce qu’il était censé réparer.

 

« Ce qui est à voir est là-bas, en face. Ne me parlez pas ! »

 

L’image cependant apparaît, pas sans douleur, pas sans fatigue, sur ce fond pourpre de vieux théâtre – un personnage féminin qui vient de loin, tu vois. Moi, je ponce du lino et découpe au cutter une plaque de plastique. Si quelqu’un vient je dis que je suis stagiaire. Je garde la boutique, et me réjouis de pouvoir ainsi jouer à être quelqu’un d’autre, comme quand j’avais vingt ans et qu’on me prenait pour un mousse parce que je logeais sur le port, ou pour un berger parce que j’étais seul au milieu des moutons et aussi frisés qu’eux.

 

Pause.

Silence.

Ne rien faire, assis au fond de l’atelier où la musique continue seule, moins festive, pas insouciante – « Mountain City Blues », Carence Williams, 1927.

 

Dans la rue c’est la fournaise. Le graveur s’étire, le chat ne bouge pas, l’encre épaisse repose comme lave après l’éruption, en lente voie de solidification mais brûlant et fumant encore.

Puis le feu s’éteint tout à fait et le graveur nettoie les cendres, les plaques, les rouleaux, et l’odeur de la térébenthine monte un peu à la tête cependant que s’emballe le jazz band de King Oliver.

 

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