Journal des bois gravés

 

 

 

LE ROUGE-QUEUE, LE HASARD ET LA CHANCE

 

ABG14

 

Un rouge-queue parfois vient se percher sur l’enseigne d’en face, puis frôle les falaises des maisons en quête d’insectes. Une dame qui ne croit pas au hasard me demande ce qu’il « veut me signifier ».

Moi je crois au hasard, et je crois surtout que le rouge-queue à la fenêtre se fiche pas mal de ma présence ou de mon absence (seuls les moucherons le concernent), comme le chat qui ne me considère avec intérêt que dans la mesure où l’hasardeuse nature m’a doté de mains susceptibles de le gratter et de lui ouvrir les portes de l’atelier. Si un vieillard a croisé tout à l’heure la camionnette blanche sur laquelle je n’ai lu que le mot « Avenir » (la suite du logo restant pour moi hors-champ), il ne faut bien sûr y voir qu’une coïncidence – sans quoi la recherche systématique de messages signifiants mènerait assez sûrement à la folie, ainsi que les Surréalistes l’ont assez bien expérimenté.

Ce qui fait parfois sens, c’est la façon dont j’accueille ce que le hasard me propose. C’est la manière toute personnelle dont j’ordonne le chaos qui me ravit ou me menace, et tous ces liens que je souligne entre le « dedans » et le « dehors », entre ma propre histoire et le rouge-queue, le chat, le vieillard ou la camionnette « Avenir ».

Cet autre message qui me parvient lui aussi, par hasard, d’une jeune fille partie outre-mer (et je me souviens de ses larmes à l’idée qu’elle ne verrait plus ses amis, et de son sourire incrédule lorsque je lui avais dit, pour tenter de la faire rire et de la consoler, qu’elle allait rencontrer un beau Créole qui l’aimerait et qu’elle aimerait, prédiction d’ailleurs réalisée depuis − et les images que parfois je vois d’eux tendraient à prouver que non seulement le hasard mais le bonheur et l’amour même existent), ce message, lui, veut bel et bien me signifier quelque chose, tout comme les images qui m’entourent veulent dire quelque chose (ou leur auteur à travers elles) et correspondent en tout cas à une nécessité de dire, même si le message, cette fois, est plus confus.

Une passante, comme vingt autres avant et après elle, interrompt sa course pour saluer d’un mot et d’une caresse la divinité féline qui garde l’Atelier.

À Porto Rico des astronomes ont, dit-on, détecté d’étranges émissions provenant d’une lointaine étoile – et si l’on en parle dans les journaux, à la radio, ce n’est naturellement qu’à cause de notre vieux rêve d’un écho déchiffrable venu de l’Univers, trace d’une vie extra-terrestre à laquelle notre anthropocentrisme confère inévitablement une forme entrant dans les bornes étroites de notre imagination…

Me touche, cependant, ce refus si profond de notre solitude, de l’insensé du monde, du hasard auquel moi non plus, peut-être, après tout, je ne crois pas toujours, ou pas tant que ça.

 ABG40

Un jour, dans certaines circonstances de fatigue et de réclusion (ceci expliquant sans doute cela), j’ai vu un ange se glisser jusqu’à moi. Sa forme, son allure, la lumière qui se dégageait de lui et la précision avec laquelle il correspondait avec certaine idée d’ange que je pouvais avoir en tête, m’avaient fait m’exclamer : mais que fait-il ici ? que me veut-il ? – Lui, ne me « voulait » rien, gracieux, indifférent, forme diaphane flottant dans sa propre irréalité angélique, mais cette épiphanie finalement fit signe au sein de mon parcours en en modifiant quelque peu la direction, comme un éboulement peut le faire du cours d’un torrent.

 

Les martinets cependant s’adonnent de plus belle à leur ballet criard et hasardeux que rien ni personne n’ordonne, mais dans lequel je sens une invite à m’offrir une fois de plus, et carnet en main, à ce jeu des rencontres, des assemblages incertains, des rapprochements peut-être inattendus.

Je pars marcher au hasard des rues, sifflotant, fredonnant, et saluant sur les façades des églises les gargouilles, mi humaines, mi bestiales. Chaque silhouette croisée, chaque carrefour, chaque fenêtre est un de ces nœuds du hasard ferroviaire qui pourrait faire que l’on bifurque, que l’on quitte cette voie qui, de fait, n’est pas toute tracée, mais déterminée en partie seulement par la somme de nos actes antérieurs. Un bon choc sur la tête et je serais tout autre, génie ou légume, sachant jouer du sax ou oublieux de toute musique.

Je retrouve, devant l’église Notre-Dame-la-Grande, le camarade rouge-queue toujours occupé à faire et refaire son marché d’insectes – et sa présence, ses cris parfois de papier froissé tellement familiers ajoutent à l’indubitable bienveillance que je sens en ce lieu.

Retour à l’Atelier. Le goût du thé. Les cadres lumineux. Le cadre lumineux, dans lequel on n’entre pas, c’est vrai, tout à fait par hasard, mais par chance, en l’ayant désiré et en ayant fait tout ce qu’il fallait faire pour laisser sa chance à la chance.

 

Ce contenu a été publié dans L'attente des images. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.