Journal des bois gravés

 

 

 

L’ATTENTE DES ÉPREUVES

 

ABG2BIS

 

La balayeuse remonte puis redescend la rue invisible, projetant à travers la porte vitrée les lueurs orange de son gyrophare, et ce bon vacarme de l’aube urbaine brosse les dernières poussières du rêve, lave la nuit et prélude aux hauts cris des martinets, aux sirènes, aux mélopées des tourterelles, toute la symphonie du monde qui s’accorde.

Volets tirés on devine la vie qui s’agite, se courbe, s’étire, s’apprête à repartir. Dans la pénombre ça sent l’encre, le vernis et l’essence de térébenthine (c’est le premier constat que fait tout visiteur qui pénètre dans l’Atelier). L’odeur en est sans doute plus subtile, mais ça sent aussi l’attention et l’attente, à cause de ce ciel constellé d’épingles claires qui guident les voiles d’une flottille d’épreuves – en route vers quel horizon ?

Avec le chat je m’embusque. Au plafond les feuilles bougent un peu et l’on sent bien que quelque chose comme une forêt ou une mer respire.

L’attente des épreuves.

Les formes, les ébauches, toutes les feuilles de cette forêt d’encre attendent la lumière ou la nuit – c’est une heure hésitante –, attendent qu’on les presse de questions, qu’on les détache, qu’on les descende, qu’on les regarde, qu’on les fasse vivre, qu’on vive avec elles, qu’on se fraye en elles un chemin.

Il règne cependant ici une quiétude un peu trompeuse, car chèrement gagnée sur d’extrêmes inquiétudes dont l’étalage cru ferait fuir le chaland que l’on attend, pourtant.

Bientôt la porte s’ouvrira et le flot lisse de la vie ordinaire viendra y battre. Une dame rentrera, qui demandera au graveur s’il ne veut pas faire un trou dans le cuir de sa ceinture parce que le petit cordonnier d’à côté est fermé et qu’il a le matériel pour cela ; il s’exécute, la dame parle et les épreuves refluent, l’onde se fait moins lisse, car oui, j’ai bien maigri ces temps-ci, à cause de ma mère qui, à cause de la vie… Un quidam entrera qui parlera de lui et ne regardera rien ; ou bien deux jeunes filles contempleront longuement les images en s’exclamant et repartiront avec trois ou quatre cadres soigneusement choisis.

La porte va s’ouvrir sur le long corridor de l’Atelier-galerie, rue de la Cathédrale, Poitiers, voie piétonne, en plein centre, en face du Taj-Mahal, venez et vous verrez : c’est un curieux commerce où l’on vend des épreuves.

 

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