Vigie, janvier 2019

 

 

 

 

 

Proust pour voir

 

 

Vigieanvier2019 09

 

 

 

Elle est partie ! Enfin Albertine est partie. J’ai beau aimer « tout ce qui se répète », je trouve qu’il y a tout de même, dans La Prisonnière, trop de longueurs (les derniers volumes de La Recherche du temps perdu n’ont pas été relus), trop de redites dans lesquelles Proust revient obsessionnellement sur cet amour sans amour dont la flamme bizarre n’est attisée que par le souffle de la jalousie. Cet aspect-là de La Recherche me demeure étranger, et il me tarde toujours d’entendre Françoise annoncer, avec une satisfaction que je partage : « Madame Albertine a demandé ses malles » − pour pouvoir enfin filer vers Le Temps retrouvé.

 

Comme la mort des bêtes et des êtres chers, comme les rencontres et les ruptures, la lecture de La Recherche rythme ma vie. La première fois, ce fut à la fin du collège, mon professeur de lettres M. Angélini m’ayant aimablement prêté sa propre édition de la Pléiade. Je venais de vivre les prémices d’un premier amour que je m’étonnais de voir si exactement décrit dans les pages consacrées à la rencontre avec Gilberte, et je lisais Proust comme il faut le dire, c’est-à-dire comme on met une paire de lunettes pour voir clair en soi-même. Surtout m’avait frappé cette possibilité inouïe qu’offre la littérature non pas de revenir en arrière (quoique…) mais de faire vibrer en soi, au présent, tout ce que le temps a laissé de vivant, et, mieux, cette idée (déclinée depuis sur tous les tons) que « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature ». Si l’enfant que j’étais avait lu avec passion Du côté de chez Swann, la vraie révélation fut Le Temps retrouvé, qui devait déterminer une direction durable.

Sitôt achevée La Recherche je l’avais recommencée (c’était au temps béni où je pouvais m’offrir ce luxe inconcevable), puis relue encore une troisième fois à Lyon pendant mes études. S’en est suivi un long abandon, car ces pages trop précieuses ne me parlaient plus. J’avais besoin de quelque chose de plus âpre, de plus sauvage, de lapidaire, avec des phrases brèves comme des bourrasques, et ne pouvais plus m’accommoder de celles, contournées, feutrées, prudentes, de Proust ou de Jaccottet. C’est après avoir écrit L’éloignement que j’ai constaté, en relisant mon propre livre, que cet abandon que je pensais définitif, et qui était lié à la lecture de Kenneth White et à ma découverte de ce qu’il appelait la « géopoétique », n’avait sans doute été, à l’instar de mon long séjour en Guyane, qu’un détour, une diversion, peut-être un égarement, l’écriture me ramenant inexorablement chez moi, chez elle − à Combray, à Venise, ici-même.

Ma dernière et quatrième relecture intégrale, notes et variantes comprises car les Pléiades sont hors de prix et que je suis avare, je l’ai commencée en Normandie il y a trois ans, lors du dernier voyage familial encore heureux, quoique voilé par toutes les ombres de l’insatisfaction et de la désillusion. Je n’arrivais pas à voir la Normandie, je n’arrivais pas à la retrouver avec la netteté verdoyante qu’elle revêtait dans mes souvenirs d’adolescence, je n’arrivais pas à y être. Je me souviens m’être enfermé dans la vieille caravane que nous avions louée, et dont le hublot sale donnait sur un val où paissaient deux juments et leurs poulains, pour lire À l’ombre des jeunes filles en fleurs pendant une longue averse : le voyage avait enfin pu commencer. Le souvenir de la première grande déception que m’avait causé Léo se mêle à ces pages, ainsi qu’à d’autres souvenirs, terriblement heureux, aujourd’hui presque insupportables, de Clément jouant avec un cochon laineux ou bien marchant sur les coquilles vides de la grève à Port-en-Bessin. La Recherche m’a encore accompagné lors de mes escapades en Normandie et en Picardie l’an passé, 2018 (qu’il était doux de lire La Prisonnière dans la jolie maison de Gerberoy…).

 

Mme Albertine est partie. Le narrateur découvre la profondeur de son amour, et constate à quel point les représentations que l’on se fait de la disparition, de la solitude et de la mort sont peu de choses par rapport à la réalité de l’expérience vécue. Je ne sais pas si dire console, je ne suis même pas certain que ce soit vraiment le but. On parle, on écrit, parce qu’on n’a pas le choix, parce que les événements extérieurs et leur corrélation interne nous ont placé dans une position où l’on n’a pas le choix − il n’est d’ailleurs pas impossible qu’on ait soi-même, consciemment ou pas, manœuvré pour ne se laisser d’autre choix que d’écrire, l’écriture devenant ainsi comme une sorte de parasite qui, ayant pris chimiquement le contrôle de son hôte, le manipule pour assurer son propre développement.

 

Parfois j’ai le cœur en lambeaux, j’ai peur, ou bien je suis brisé par la colère, l’impuissance, l’épuisement, le refus de tout. Quand j’écris je n’ai plus de cœur, plus de peur, plus de haine ni d’amour, plus rien que le désir de dire, de ne plus vivre qu’en disant, à distance, ni mort ni vivant, autrement vivant ; et lorsque je relis, comme cette nuit, La Recherche, c’est à peu près pareil, le souvenir de celui que je fus lors des précédentes lectures se mêlant à mon identité du moment et achevant de la rendre aussi évanescente, aussi tremblante, aussi floue que la lueur de l’aube qui point à la fenêtre.

 

Je regarde dehors, je regarde dedans, je regarde le livre posée sur le chambranle de ma cave, le temps passe, le temps s’étire, pas encore retrouvé, mais presque apprivoisé…

 

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