Vigie, janvier 2019

 

 

 

 

« Je ne vis pas ma vie… »

 

 

Vigiejanvier201913

 

 

Neige toute la journée, toute la nuit, neige au matin, sur les toits et la route. On s’apprête pour cette vie étrange des jours de grande neige, vie plus belle et plus lente, un peu plus dangereuse aussi, plus ténue, où les frontières entre la réalité et le rêve se mêlent plus que jamais.

 

« Je ne vis pas ma vie, je la rêve. C’est comme une maladie que j’aurais chopée tout petit ! », continue de chanter Higelin en solo sur la grande scène du Music-Hell de nos mémoires… − J’imagine que c’est là une maladie assez répandue, sans doute liée à la grande difficulté qu’on éprouve à endurer la réalité, alors que l’évolution ou le diable nous ont pourvus d’une capacité inouïe à la fuir par le biais de l’imagination, de la parole ou du rêve.

Dans ce décor de cristal du Villard enneigé je pense à ces paysans du Poitou qui, arrivés au Canada, n’eurent de cesse que de réinventer poétiquement le plus doux pays perdu, faisant du « je me souviens » la noble devise du Québec.

Dans les allées du musée à Grenoble une foule inhabituelle se presse pour la grande exposition égyptienne, et c’est à se demander quel rêve scrutent tous ces gens penchés sur des sarcophages couverts de hiéroglyphes incompréhensibles. Cette façon de figurer de si vivants défunts aux yeux bien ouverts et tellement expressifs, cette façon de nier la mort n’est-elle pas la base de l’art ?

Au musée d’à côté, Hokusai et Hiroshige arrêtent autrement le temps, pour un instant de menaces ou de neige dans la nuit, façon aussi de faire mieux que l’accepter : de le faire danser, de danser avec lui du bout de la plume.

Dans le film de science-fiction regardé avec les enfants au retour de Grenoble, Générations de la série Star Trek − un grand film shakespearien − un homme est prêt à faire sauter toute une planète avec ses habitants pour rejoindre le vortex temporel, sortilège de Circé ou Paradis pervers, qui lui donnera l’illusion de retrouver sa femme et ses enfants perdus. Les héros de l’histoire atteignent à leur tour ce paradis, dont ils ont le courage incroyable de s’extraire pour aller, une fois de plus, sauver le monde, car la morale du film serait bien douteuse s’il en était autrement ; peut-être eût-il fallu toutefois rendre plus touchantes, plus authentiquement poétiques, les images des retrouvailles rêvées avec le passé, ici figurées sous la forme d’un grand chien mort depuis des années ou de la maison de l’enfance ; chacun aurait sans doute pu mesurer alors à quel point nous manquons du courage des guerriers.

 

« Je ne vis pas ma vie, je la rêve », et mon rêve s’incarne parfois dans les livres. À réfléchir honnêtement il me faut avouer qu’aucune réalité ne donnant lieu à quelques lignes d’écriture au moins ne m’a jamais vraiment intéressé. Je suis parti en Guyane prétendument pour prendre mes distances avec cette littérature à laquelle je croyais moins qu’avant ; mais c’était, carnet en main, avec l’idée d’en ramener quand même un livre, d’avoir des choses à dire, à montrer, à raconter, car voyager sans écrire m’ennuie autant que tout le reste.

 

« Les chants des hommes sont plus beaux qu’eux-mêmes, plus lourds d’espoir, plus tristes, plus durables ; plus que les hommes, j’ai aimé leurs chants… »

 

Bien sûr il y a les enfants, qui comptent plus que tout. Eux aussi, cependant, participent du même processus onirique et recréateur de vie qu’est l’écriture. Des livres, pas plus que de mes enfants, je ne me sens vraiment « l’auteur », tant ils m’échappent. On recueille la parole, la vie ; puis on transmet, on fait passer un message dont le sens nous échappe, et qui s’échappe ainsi d’être en être jusqu’à s’atténuer et disparaître un jour.

 

Ayant griffonné ces paroles, j’ai cependant le sentiment d’avoir glissé sur mon sujet, à cause de tout ce blanc derrière la fenêtre qui ne cesse de me distraire. Ce que, surtout, j’aurais voulu aborder, ce n’est pas la dimension générale et collective du rêve et de l’écriture mais la dimension particulière qu’elle revêt chez l’individu que je suis, et qui me donne le sentiment probablement naïf de « n’être fait comme aucun de ceux qui existent », de n’avoir en tout cas jamais mené ma vie de la façon attendue, d’avoir presque toujours réagi bizarrement, guidé par l’étrange étoile de cette envie d’écrire qui était plus forte que l’envie de vivre, ou bien qui était et qui reste chez moi la manière dont celle-ci s’exprime. Mais l’averse de neige se poursuit et recouvre peu à peu les traces du texte rêvé, puis tout rêve, et toutes traces…

 

Ce contenu a été publié dans 2019. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.