Vigie, janvier 2019

 

 

 

« Je hais les dimanches ? »

 

 

Vigie janvier 2019 07

 

 

 

Dehors tout est gris et le redoux, une fois de plus, emporte rapidement la neige qui ne tient pas, qui ne tient plus comme je me souviens qu’elle le faisait pourtant au temps de notre installation au Villard, en ce temps où les choses tenaient encore et où, de novembre à avril, on ne voyait plus l’herbe morte du jardin, ni rien de gris, rien de sale, mais juste un paysage virginal, épuré, étincelant, que les petits enfants et la chienne traversaient en courant.

Dehors, donc, tout est gris et c’est, au-dedans, l’un de ces dimanches bien tristes qui ont dû inspirer à Charles Aznavour le texte de cette théâtrale rengaine que chanta Juliette Gréco – qui par ailleurs ne la chantera plus car elle a cessé de chanter, « Jujube », et si elle vit encore, bien fatiguée et bien vieille, le temps où elle pouvait recevoir dans sa loge-roulotte un jeune homme émerveillé à qui elle semblait dire la bonne aventure ne reviendra plus jamais – cette rengaine, donc, « Je hais les dimanches », que Piaf chanta aussi magnifiquement (mais c’est l’interprétation de Gréco, la première, qui m’avait vraiment impressionné lorsque je l’avais entendue enfant, tant elle me sembla dire tout l’ennui et toute l’anxiété que je ressentais moi-même en ces veilles de rentrée réitérées chaque semaine) : « Tous les jours de la semaine sont vides et sonnent creux, mais y a pire que la semaine, y a l’dimanche prétentieux !… »

Ainsi tout dehors et dedans semble gris, et je devrais me sentir bien maussade si les météorologies intime et saisonnière coïncidaient – j’aurais bien des raisons, il y a toujours bien des raisons de se sentir maussade ; mais il n’en est rien, et c’est même tout le contraire qui se produit, car me saisit soudain, au moment où je suis occupé à préparer des crêpes pour les enfants (mais cela avait commencé bien avant, et cette idée de préparer des crêpes en est une conséquence), un étrange et profond sentiment de reconnaissance, de joie, de contentement, et je murmure pour moi-même : mon dieu, c’est merveilleux, c’est encore une journée heureuse que je peux passer auprès de Léo et Clément, qui sont encore enfants et encore là, dans la maison pas si vide, pas si triste…

Naturellement je sais à quel point ce sentiment est illusoire, ou tout au moins aussi précaire que le calme peut l’être dans un bateau embarqué l’hiver en plein océan. Je sais que je ne vis là qu’un simple moment de répit, pour au moins trois raisons.

D’abord, je sais que l’enfant, Léo, qui s’est montré depuis hier si étonnamment attentionné, est de moins en moins un enfant, avec tout ce que cela suppose pour lui comme pour moi de bouleversements, et que son apparente complaisance n’a a priori d’autre but que de troubler ma vigilance et de détourner mes soupçons par rapport au vol de mon portable – de fait, je finirai par le confondre, si bien que tous les moments passés ensemble à travailler, jouer, paisiblement regarder sur le grand écran de la Cave l’excellente série de science-fiction « The expanse », seront rétrospectivement ternis par cet acte et ramenés à ce qu’ils étaient : un simple répit de fragile tendresse filiale et paternelle entre deux pics de tension, tout comme naguère lorsque je me réjouissais des escapades forestières avec celui qui devait devenir l’Éliton de L’éloignement tout en sachant bien qu’il préparait la prochaine fugue, le prochain faux-pas, à l’issue duquel les dites escapades seraient de moins en moins possibles.

Je sais bien ensuite que ces moments apparemment heureux ne sont que les bribes d’une vie bien plus heureuse, de cette vie d’avant, d’avant la mort de ma mère et d’avant l’éloignement définitif (quoiqu’encore limité puisque, de fait, nous nous partageons toujours, la semaine durant, l’espace de la maison, les tâches quotidiennes et l’éducation des enfants) de leur mère, des bribes, donc, de cette « vie d’avant » qui, quoiqu’imparfaite, était celle qui me séait, me protégeait le mieux – et Dominique A de me chanter perfidement que « la vie rend modeste : on voit ce qu’on avait quand on voit ce qui reste » −, rien que les bribes d’un tissu que la mort de ma mère, le départ de ma femme ont déchiré et que le temps achèvera de réduire en lambeaux, rien que quelques séries de quintes inachevées en écho à l’harmonie perdue, comme dans l’ « Apparition de l’église éternelle » d’Olivier Messian qui m’avait enthousiasmé, et même transporté quasiment jusqu’au ciel lors de ce concert d’orgue en Normandie il y a trois ans, mais en bien plus ténu, plus modeste, sans rien de solennel ni de vraiment ascensionnel, juste à hauteur de crêpière et de plan de travail, dans la cuisine…

Enfin je sais que la joie est fugace puisque prise dans l’étau du temps, de l’époque aussi tellement inquiétante, de ces saisons qui ne tiennent plus, de ces hivers qui comme toutes choses partent en déconfiture, de coups de froid en redoux et débâcles, sans même laisser le loisir de rouler les boules des bonhommes de neige ou de sortir la luge, tant et si bien que même les périodes de l’année autrefois marquées par une certaine stabilité, l’hiver et l’été, sont ressenties comme transitoires, et que tout tremble et tout bouge tant partout qu’on se demande vraiment pourquoi certains éprouvent encore le besoin de monter dans des avions ou des bateaux pour rajouter leurs petites agitations polluantes à ce grand roulis-là…

Je sais tout cela ; et pourtant je pleure presque de contentement à voir Léo et Clément rappliquer et dévorer à belles dents les crêpes rondes comme des soleils et je sens qu’aujourd’hui, quoi qu’il advienne, rien ne fera chavirer le frêle esquif familial de la maison. Je me garde de parler, de bouger même, je reste auprès d’eux, à leur service, aimant pour le coup éperdument ce dimanche, et l’esquif de notre petite vie du Villard s’en va doucement à la dérive, emportant avec lui les enfants, les trois chats, mon bonheur, mes fantômes, ma joie, toute la joie du monde.

 

Ce contenu a été publié dans 2019. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.