Vigie, janvier 2019

 

 

 

 

« Ma cave d’or »

 

 

Vigie Janvier 2019 07 cave

 

 

 

Comme les grottes − le mot est d’ailleurs le même en anglais − les caves sont des lieux de mémoire paradoxaux. On y concerve à l’abri du temps et de la lumière des gravures, des peintures, des bouteilles aussi parfois (pas dans la mienne) mais on n’y habite guère. Ainsi la Cave ou j’écris (où je veille, où je dors, où je vis), cette cave aménagée il y a seulement deux ans (après, donc, la mort de ma mère et un peu avant l’éloignement de Nathalie) mais dont j’avais rêvé de faire un temple dès mon installation en février 2008 (cela correspondait à la période où je fréquentais assidûment le centre bouddhiste de Karma-ling), cette Cave ne partage-t-elle pas tout à fait la mémoire du reste de la maison. Elle constitue un temps et un espace à part, que j’associe au temps et à l’espace de la page et de la partition : vivre ici, c’est vivre étrangement, d’une vie effacée, semi-fictive, happée par l’écriture…

Si le grenier, première pièce de la maison dédiée à l’écriture, fut le lieu du dégagement, du déploiement (l’exaltation de l’avant-dernier chapitre de L’éloignement en garde trace), la Cave est celui de la concentration, du creusement, ou d’un repli pas forcément morbide (même si j’ai déjà dit que je souhaitais que, le moment venu, mon cadavre, avant d’être inhumé, y soit déposé sur un lit réfrigéré, comme c’est l’usage et comme le fut celui de ma mère dans la Cave des Vellats dite « pièce du bas », admirablement aménagée par mon père contre sa volonté à elle qui n’y voyait qu’une perte de temps et d’argent, et en effet cette pièce sombre et humide ne servit vraiment que de chambre funéraire puisque je n’eus pas même le temps de venir m’y installer pendant ce dernier été que je pensais passer là-bas, auprès d’elle, auprès d’eux, mais qui s’est achevé dans le feu et les larmes le 14 juillet 2014).

La richesse qu’on découvre ici brille dans une pénombre perpétuelle comme ces meubles laqués qu’affectionnent tant les Japonais et dont Tanizaki dit, dans son Éloge de l’ombre, qu’il est impossible d’en apprécier la beauté sous l’éclairage cru auquel les Occidentaux sont habitués. Elle est le lieu du malheur, sans doute, mais d’un malheur fécond − Henri Michaux dit du Malheur qu’il est sa « vraie mère » et sa « cave d’or ». Je n’oublie pas que c’est en ce lieu que j’ai fini par apprendre, après de longs mois de doute et dans une atmosphère de si grande douceur – sachant l’heure grave nous murmurions − qu’elle m’évoque rétrospectivement celle qui présida à la naissance de Léo, la plus belle des nuits que j’aie jamais connue, à l’hôpital de Cayenne, c’est ici que j’ai appris mon évincement, la fin de ma vie conjugale, cet abandon dont je ne sais toujours pas comment je vais parvenir à en faire, comme dit la chanson de Bashung, un don.

 

Dans cette « cave d’or » j’ai mené depuis quelques menus sabbats et fêtes étranges, mais je souhaite à présent plus que jamais en faire, sans haine et sans amour, une cellule à l’écart des soubresauts de la vie.

 

À minuit passé j’écoute assez fort, sans craindre d’importuner quiconque car la Cave est isolée, un vieux disque de Gréco, puis, remontant encore le temps, la voix rauque de Marianne Oswald disant une « chanson parlée » de Cocteau.

 

Il y a un siècle des vaches dormaient dans cette cave-écurie − j’ai installé les meubles et posé le grand accordéon de concert sur l’ancienne mangeoire. Il y a dix ans ce n’était encore qu’amoncellement d’ordures, de bois pourris et d’outils rouillés sur un sol de terre. Aujourd’hui un poème y palpite…

 

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