Vigie, janvier 2019

 

 

 

Fugues froides

 

 

Vigie Janvier 2019 05

 

 

 

Tu me demandes de m’accrocher ; je ne m’accroche, assez mollement, qu’à ma tâche de vivre et de transmettre ce que je peux – une certaine qualité d’étonnement, ou d’hébétude, devant le mystère du monde. Il faut, pour s’accrocher, un support vraiment stable. Je doute qu’il en existe aucun. Rien n’est stable, rien n’est solide, pas même cette phrase bancale, qui d’être prononcée sur un ton péremptoire pourrait donner l’illusion de quelque chose à quoi on pourrait s’accrocher. Je ne suis pas de nature à m’accrocher.

Enfant je suis monté une fois à la corde tout en haut du gymnase pour le simple plaisir d’échapper à la masse. Un quidam gesticulant m’intima l’ordre de descendre, en me donnant pour cela des consignes et des conseils, car je prétendais ne pas savoir ; puis il ajouta imprudemment : « Ton instinct de survie t’empêchera de lâcher » ; j’ai aussitôt lâché et chu rudement sur le sol, hilare et meurtri, devant le petit homme furibard.

Je ne m’accroche pas. Qu’on me reconnaisse au moins cette qualité-là : il n’est pas difficile de se défaire de moi.

 

*

 

Tu me demandes de croire. Croire en quoi ? Croire en toi ? Croire en moi ? Je crois qu’il a neigé. Je crois, de façon beaucoup plus ténue, qu’il neigera encore. Je crois qu’il fait froid. Mon crédo s’arrête là.

 

*

 

Tout est blanc. Moins extatique que Perceval, mais pas indifférent, je regarde la neige.

 

Vers l’âge de onze ans j’ai fugué dans la neige. J’étais arrivé depuis un an ou deux en Savoie et, nostalgique de naissance, je regrettais Ferney, le Jura, ma plus petite enfance. Ce soir-là il neigeait, j’étais seul dans l’appartement, je devais aller au solfège, et j’ai fugué. Pas pour éviter le solfège, je crois. Je ne sais pas. J’ai senti soudain le peu de poids des choses. J’ai senti que je pouvais facilement m’effacer, et que le simple fait d’avoir senti cela m’avait déjà comme effacé. J’ai laissé un mot sur la porte : « Je pars où vous savez… », ou une expression de ce genre qui, dans ma tête, désignait le Jura, mais un Jura plus mental que géographique. De fait, sitôt sorti, ne sachant pas du tout dans quelle direction marcher, je me suis dirigé vers les Monts, premiers contreforts des Bauges au-dessus de Chambéry-le-Haut.

La neige était épaisse, dans laquelle j’ai laissé mes empreintes avec le désir qu’on les voie et qu’on puisse les suivre. Je crois qu’il y a dans ce geste de faire mine de disparaître tout en laissant des traces un élément essentiel de ma fuyante personnalité. Il y avait une part de jeu, mais je ne jouais pas. Je voulais à la fois me retirer du monde et que le monde puisse me rejoindre, mais je sentais bien pourtant que ces petites traces de bottes ne guideraient personne…

Je suis parti dans la montagne. J’ai marché longtemps sans penser à rien, m’absentant de plus en plus à mesure que la nuit et le froid et les flocons tombaient, songeant, pourquoi pas, à m’allonger dans la neige et à m’endormir…

Un peu plus tard, j’ai fait du souvenir de cette « fugue froide » un poème naïf, repris dans mon premier livre D’un hiver à un autre, que je relis aujourd’hui et qui m’étonne parce qu’il fait de ce moment qui, dans mon souvenir d’aujourd’hui, ne me semble ni heureux ni triste, quelque chose d’exaltant. Je ne sais pas ce qui était vrai, mais voici ce qui en est resté :

 

Bien loin de la ville
neige sur la neige
nuit dans la montagne
pas à pas silence froid
il s’en va −

Loin dans le silence
traces dans la neige
neige dans la tête
avalant flocons de lunes
il s’en va –

Bien loin dans l’hiver
dans le blanc des lunes
des larmes de joie
ruissellent sur sa poitrine
il s’en va –

Il rit. Les flocons
dansent avec lui
s’envolent en lui
vers les astres éblouis
il s’en va –

La nuit est immense
la route infinie
chemin solitaire
sentier désolé voyez
il s’en s’en va –

L’enfant de l’enfer
l’enfant de l’hiver
l’enfant de l’ailleurs
ô le bel enfant fugueur
il s’en va –

Mais voyez aussi
avec quelle peur
avec quelle attente
avec quelle envie
il regarde derrière lui !

Regardez comme il regarde
à la dérobée
ce chemin tracé
qui dans la nuit le relie
à ceux de la ville –

Et comme il espère
seul dans le silence
dans la nuit d’hiver
que ceux-là sauront trouver
son chemin de neige –

L’enfant de la neige
l’enfant de la nuit
l’enfant de l’ailleurs
ô le bel enfant rêveur
qui s’en va

froidement.

 

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