Vigie, avril 2019

 

 

Initiation 2 / accueillir la nouveauté.

 

 

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« L’abeille nous dit :
Je ne puis vivre seule,
Je fonctionne comme une cellule
dans un organisme. »

Henri Muller

 

Partout la campagne bruisse de bourdonnements, de chants d’oiseaux, de toute cette effervescence violente d’avril dont il faut savoir se saisir – ce qui suppose d’une façon ou d’une autre une participation active qui dépasse la seule rêverie et l’écriture, car écrire ou rêver condamne à rester à distance de sa propre existence, et je suppose que c’est pour tenter une fois de plus de vivre mieux qu’à demi que je suis ici, que je remonte à nouveau la route étroite du col du Banchet sur le mont Tournier aux belles falaises claires (à présent ornées de ces corbeilles de fleurs sauvages d’un rose si vif que je me souviens en avoir autrefois replantées avec mon père dans notre jardin du Carrel) pour retrouver le rucher d’Éric.

Le temps a changé, avril a tourné, le rucher est méconnaissable : un quai de gare au premier jour des vacances.

 

 

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Pour travailler, il convient de se placer derrière les ruches, côté bois, afin de ne pas faire obstacle aux va-et-vient des butineuses. Cela n’empêche pas une excitée de m’offrir gracieusement ma première piqûre.

J’ai connu toutes sortes de piqûres, de guêpes, d’araignées, de fourmis, de moustiques, d’amour propre, mais aucune d’abeille. Je regarde avec une curiosité stupide le dard planté dans mon poignet, m’étonne de la douleur plus forte que ce à quoi je m’attendais. Avril, me dis-je, est une piqûre d’abeille, qu’il convient d’accueillir stoïquement ! Devant mon hébétude Éric s’exclame qu’il faut enlever immédiatement le dard et frotter la piqûre. Je le saurai la prochaine fois. (Cinq jours plus tard, au moment de mettre ces notes au propre, je constate que la marque du dard est encore bien visible, mais l’inflammation qui avait gagné l’avant-bras a disparu.)

 

Les apiculteurs s’affairent – Éric, donc, et Sébastien, le jeune wwoofer qui, aujourd’hui, l’accompagne. Sébastien a des ruches depuis huit ans, et vient se former auprès d’Éric. Je ne suis pour ma part qu’une sorte de verbeux parasite, moins nocif je l’espère que le varroa (qui, cette année, menace), mais assez peu utile. J’aide un peu au repérage des reines, au transport des cadres, ou bien je brise les ponts de cire construits au-dessus des cadres par les abeilles qui « ne supportent pas les espaces de plus de la taille d’une abeille et de moins de la taille de deux abeilles ». Je prends ces notes.

 

Le travail d’aujourd’hui consiste en la création de nouvelles ruches afin d’éviter l’essaimage. On enfume légèrement, presque machinalement (cela ressemble décidément à un geste rituel, même si son utilité pratique est indéniable), on enlève le couvercle et sa protection souple toute collée de cire, et on choisit parmi les cadres celui qui parait le mieux convenir, c’est-à-dire qui comporte déjà du couvain, avec de préférence un maximum d’alvéoles fermées plutôt que des alvéoles ouvertes qui nécessiteraient un nourrissage rapide. On ne fait pas à proprement parler de recherche de reine, mais on vérifie soigneusement que la reine ne se trouve pas dans le cadre prélevé – il ne s’agit pas de rendre la ruche orpheline. Lorsqu’on la trouve, on l’attrape à l’aide d’une pince-cage spéciale que l’on repose dans la ruche pendant la durée de l’opération, afin que la reine reste parmi ses congénères, puis on la libère. Si la reine n’est pas marquée, on en profite pour orner son dos du petit rond de vernis, rouge cette année, qui m’évoque le front des femmes en Inde. On place ensuite le cadre prélevé dans de petites ruches facilement transportables qui peuvent accueillir six ou sept cadres, et sont séparées en deux compartiment par une planche en bois afin de recréer deux essaims distincts. Plus tard dans la journée on y introduira les reines.

 

Pour accueillir l’inconcevable et toujours violente nouveauté, il convient de créer l’ordre parfait – ou le plus grand désordre.

 

L’ordre parfait peut être figuré par l’image suivante, empruntée à La merveilleuse loi de la grappe d’Henri Muller (1948) – ouvrage truculent auquel le ton impérieux de l’auteur (« Les sacrifices que nous avons fait nous ont finalement valu la découverte franche et lumineuse d’une réalité que personne ne pourra plus mettre en doute… ») ainsi que son anthropocentrisme assumé confèrent une dimension mystique et poétique indéniable – mystique et poétique n’ayant pas d’autre but, à mon sens, que de tenter de renouer entre l’homme et le monde un rapport de connivence.

La « réunion par l’ordre », donc, peut se faire en rapprochant insensiblement deux branches supportant les grappes de deux essaims, jusqu’à ce qu’elles se frôlent. « C’est alors que les abeilles sont dans un calme parfait, dans l’ordre absolu. Aucune abeille ne manifestera de l’hostilité contre sa voisine. Il se produira devant nous un mouvement de fusion, un regroupement, et finalement nous nous retrouverons en face d’une seule grappe. (…) Le respect de l’abeille devant la grappe est total. Toute idée d’une réaction hostile s’efface. L’entente est inconditionnée. »

Cette image d’unité m’évoque aussitôt le mythe des androgynes tel qu’Aristophane le raconte dans Le Banquet de Platon – un veux rêve de fusion amoureuse menant à l’harmonie universelle… Elle en dit aussi la fragilité – l’approche des deux « grappes » doit se faire « insensiblement », et semble dans la nature tout à fait improbable.

 

Le plus grand désordre, c’est en revanche ce qu’on a sous les yeux : une ruche qui n’est pour le moment qu’un camp de transit pour abeilles désorientées, orphelines, bientôt déplacées dans un territoire inconnu. Leur sidération est totale. Les abeilles qui constituent ce nouveau groupe proviennent, on l’aura compris, de ruches différentes (ainsi procédaient aussi les colons esclavagistes, qui veillaient à mêler diverses ethnies afin que la communication et l’entente ne soient pas immédiates !) ; elles ne s’attaquent pas, elles ne fuient pas non plus, dans une sorte d’équilibre tendu. Pour les calmer, pour apprivoiser l’affolement et leur permettre de s’acheminer doucement vers une nouvelle harmonie, un passage en cave peut être très utile (dieu sait si cela me parle !) : ce sera l’étape suivante.

 

On roule encore à travers cette campagne douce de l’avant-pays savoyard, pour moi saturée de souvenirs d’enfance, jusqu’à un ensemble de bâtiments abandonnés.

Il y a là d’abord une grande maison d’habitation en assez piteux état, avec un toit à pignons à redents comme on en voit partout dans le Bugey (mais aussi dans le Vercors), dont l’extrémité est découpée en escalier. Cet ornement donne du cachet aux maisons les plus rustiques, mais il a aussi un intérêt pratique : les redents sont en général couverts de pierres plates – ici remplacées par des morceaux de tôles, dont on s’étonne que le vent ne les ait pas encore emportés – qui empêchent les infiltrations d’eau dans le mur porteur. À main gauche, lorsqu’on pénètre dans ce qui était autrefois la cour de cette vaste ferme, les ruines d’un garage abritent la carcasse d’une voiture – une R5 semble-t-il, totalement rouillée et désossée, qui me rappelle une épave dans laquelle je jouais lorsque j’étais enfant, ou une autre qui servit un temps de terrain de jeu à mes propres enfants, tant les ruines sont pour l’enfant un objet de fascination. Devant nous se trouvent les deux bâtiments principaux de la ferme, dont une grange superbe, un peu inquiétante comme peuvent l’être les vieilles granges, qu’on explorera une fois le travail terminé

 

Pour l’heure, l’activité se concentre sur la cave, où l’on dépose les nouvelles ruches. Au frais sous la voute en berceau, les abeilles se reposent. Quand on entre on s’écrit : « Ça sent l’abeille ! » Non pas le miel, ni la cire (encore que le souvenir qui me revient en mémoire soit celui des premiers temps de mon installation au Villard, lorsque je cirais les meubles que je venais de fabriquer ou d’acheter) mais un mélange des deux, avec quelque chose de doux, d’animal, de sucré, comme si l’on avait jeté des gerbes d’ombelles en fleurs sur de vieux meubles luisants. On y prend goût.

 

À l’extérieur de la cave sont installées les ruches précédentes, dans lesquelles sont nées les jeunes reines. On vérifie les naissances en recherchant les alvéoles royales perforées ou détruites. C’est ici un site de fécondation, que l’apiculteur a saturé de mâles, et les conditions aujourd’hui sont favorables : la température ce matin est de 19 degrés (elle montera à vingt-deux ou vingt-trois dans l’après-midi), et l’on verse en offrande des libations de sirop (ainsi qu’on l’a fait également dans la cave avant de refermer la porte). Il faut bien cela, jeunes vierges, pour accueillir la nouveauté et donner naissance au nouvel équilibre.

 

Le quotidien de l’apiculteur au printemps est fait de balades utiles, de petites migrations (la journée a commencé, bien avant mon arrivée, par une transhumance) à travers une campagne « participante » et « parlante ». Le voici qui s’arrête pour regarder de près l’état des acacias, dont la floraison surviendra, dit-il, lorsque la montagne sera presque entièrement verte.

Se promener avec un chien comme je l’ai fait longtemps, c’est se confronter à un être dont l’expérience du lieu est radicalement différente de celle de l’homme, puisque centrée sur les odeurs (je regarde, il flaire); se promener avec une loutre (ce que je n’ai jamais fait, mais j’aimerais bien) revient, d’après ce que j’en imagine, à ne considérer le monde que par rapport à ses ruisseaux ; se promener avec un apiculteur est comme côtoyer une abeille géante, inoffensive, mais constamment tournée vers la surveillance des arbres et des champs et habitée de préoccupations inconcevables pour le commun des mortels. La communication se fait encore au moyen de paroles humaines, mais on sent parfois naître en lui les prémisses de l’hybridation. Cela commence d’abord par la compréhension du langage des insectes (surveillant l’an passé la danse des abeilles, Éric s’était exclamé : « miel sur les sapins ! », avant de constater qu’en effet « ça miellait sur le sapin »), mais pourrait à terme se développer de façon bien étrange, et l’on imagine une nouvelle forme de communication faite de vibrations que l’on comprendrait directement, instinctivement, court-circuitant le bavardage habituel par lequel, au fond, on peine tant à s’entendre…

Il y a en commun, entre l’apiculteur et l’écrivain, ce regard sur le monde obsessionnellement travaillé par le désir de faire son miel de toute situation.

 

Toujours est-il qu’on roule nonchalamment jusqu’à un autre site, bucolique en diable, avec de grands pins, un tapis d’herbe fraîchement tondue, un cerisier, des rosiers et la grande bâtisse d’un couvent dont les nonnes aiment les abeilles et le miel. Ici encore il s’agit de prélever d’autres cadres pour compléter les nouvelles ruches.

J’apprends par ailleurs que le miel possède une inertie thermique intéressante pour la ruche car, si l’on suit le livre d’Henri Muller, il « accumule de la chaleur pour la rendre à la grappe seule ». On rêve d’une maison dont les murs (alvéolés) et le toit (en pain d’épice) seraient garnis de miel…

 

 

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De retour dans la maison de l’apiculteur, on partage un repas composé, disons, (en déformant un tout petit peu la réalité), de nectar, de pollen et de miel servis dans des assiettes en cire. Il y a, dans cette maison-rucher, beaucoup de va-et-vient, car sitôt Sébastien parti voici un autre collègue apiculteur accompagné de son fils : tous deux se sont installés du côté d’Albertville, et c’est l’occasion d’une conversation sérieuse entre professionnels.

De la dite conversation, j’avoue n’avoir rien retenu. La tête me tourne, je perds le fil, faute au beau temps, faute au repas, faute à l’excellente bière brune fabriquée par le frère d’Éric, je ne perçois plus guère qu’un bourdonnement de paroles ésotériques parmi lesquelles tournent des mots tels que : tour d’élevage, greffer, éleveuses, vente dix jours après la naissance, couvain operculé, spots tardifs, spots précoces, miellée d’acacia, rhododendron et ruche bee quiet (c’est le nom de la marque – je ne comprends le jeu de mots qu’à présent), … On parle du froid et de la taille des essaims, on s’échange des lieux, des observations, pendant que dix-mille abeilles tournent dans l’air tiède autour de la maison.

 

 

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« Que je sois cette ancienne grange
Sans douleur au fond des étés
Et dont un peu de chanson penche… »

Jacques Bertin

 

 

En fin d’après-midi nous voici de retour à la grange en ruine, qu’on entreprend d’explorer. Le ciel qui se découpe entre les hauts murs à la place du toit partiellement effondré me rappelle rien de moins que les ruines romantiques de l’abbaye de Jumièges. Ici aussi une civilisation a disparu, dont les vestiges s’accordent au monde en une nouvelle harmonie. On en guette les vestiges – cette très longue fourche oubliée dans un coin – et la beauté. Ce lieu est plus étrange encore que je ne le pensais : malgré le peu de pente un glissement de terrain s’y est produit autrefois, qui a mis fin à la ferme où seule une vieille dame qui ne voulait pas partir est demeurée jusqu’à sa mort, malgré le danger et la solitude.

Sitôt que l’on s’engage à couvert dans le chaos bien ordonné des buissons aux jeunes feuilles et le petit labyrinthe des gouilles et des terriers de blaireaux qui occupe l’espace bouleversé par le glissement de terrain, c’est la Guyane ou c’est l’enfance qui viennent à notre rencontre – et si l’on s’allonge dos au sol, face au ciel, quelque chose comme une sensation d’éternité provisoire qui nous traverse.

Il y a eu un glissement de terrain, une piqûre, un long passage en cave, beaucoup de va-et-vient et de bourdonnements, un peu trop d’ombres et beaucoup de lumières ; on peut à présent accueillir la nouveauté d’un vrai moment de paix.

 

 

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