Une parenthèse en Ardèche (Joyeuse, octobre 2020)

 

 

 

« Oh oui, je me rappelle… »

 

 

Ardèche 01bis

De nouveau les senteurs de buis, de menthe, de térébenthine et de genévrier montent à la tête, plus intenses qu’en ce début d’été d’autrefois car l’automne pluvieux amplifie toutes ces odeurs qui signalent le Sud aussi sûrement que les embruns annoncent la mer. De nouveau on emprunte le petit sentier en contrebas de la mare, et de nouveau résonnent les cris des enfants parmi l’amoncellement des pierres, en ce site devenu pour eux presque légendaire du « rocher des curés » qui fut et restera l’un de ces hauts lieux où se sera incarnée leur enfance.

Les courses, les rires, les appels résonnent sous le ciel gris, dans l’air bien plus froid qu’il ne l’était en mai, mais on pourrait croire qu’on a simplement avancé de quelques semaines, d’une seule saison, et non de cinq années ainsi que l’affirme le calendrier – si les voix de L. et R. n’avaient irrémédiablement chuté dans les graves.

 

Un rouge-gorge vocalise dans les aigus.

 

Brise fraîche dans les feuilles luisantes des lauriers.

 

« Oh oui, je me rappelle ici, on était déjà venus… »

 

L’astringence exquise des mirabelles rouges râpe le palais.

 

Le jeu s’arrête, puis recommence, mais comme hors du temps, car cela aussi ne semble pas bouger davantage que les rochers : ces joies d’enfant, le cœur qui bat plus fort dans l’excitation de la traque, l’envie de trouver, la peur d’être trouvé, lorsqu’on reste ainsi serré contre la pierre ou l’écorce en tête-à-tête avec une fourmi. Des cavalcades. Le pantalon rouge feu de L. entre les buis. Le cri aigu, ravi, de C. qui vient d’être débusqué et qui peut à son tour se mettre en chasse. Chacun s’agite et zigzague dans le dédale des blocs gris clair où s’enkystent les fossiles, où noircit le lichen, où le temps figé des souvenirs se remet pourtant en mouvement.

Qui joue, quand les enfants jouent et que les adultes se mêlent à leur jeu de cache-cache et de loup touche-touche ? Ce sont de drôles d’adultes redevenus enfants, et de drôles d’enfants devenus animaux – mais nous sommes tous des bêtes ! É. se souvient de son passé de laie et fonce tête baissée dans les ronces et les broussailles. T., en bon bouquetin, escalade les rochers puis redescend une crevasse, bientôt imité par C. qui semble un furet remontant une piste – on comprend après coup qu’il n’était pas le prédateur mais la proie. P., tout un poème, joue les belettes et tourbillonne entre les troncs, cependant que L. en rouge flamboyant s’envole, aussi voyant et bruyant qu’un faisan. R. est le seul vrai loup de la bande, qui court en silence et dont l’ombre projetée sur le sol pendant une éclaircie se confond avec celles des nuages.

Moi je disparais, enfoui derrière une souche, et redeviens fourmi. Je ramène, pour en nourrir mes larves, un morceau d’écorce et cette provision de mots que je dépose à la sauvette dans le creux du carnet, tandis que le rouge-gorge chante encore dans l’air de plus en plus gris, que les feuilles tourbillonnent, que le temps s’assombrit, que se poursuit le jeu…

 

Puis on quitte le lieu pour retrouver la Tour des Orages, revoir d’en haut le plateau sec et chercher dans le patchwork de l’automne, les dessins des nuages ou le tracé des dernières hirondelles, les signes du futur.

 

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