Une parenthèse en Ardèche (Joyeuse, octobre 2020)

 

 

 

Balazuc au soleil (au Viel Odon)

 

 

Ardèche09

Au dernier jour voici qu’on fait demi-tour in extremis, parce qu’il fait grand clair enfin et qu’on a eu envie de parcourir autrement qu’en voiture et sous des trombes d’eau ce beau plateau au-dessus de Balazuc ; mais une chasse est en cours, silhouettes orange vif ponctuant le gras, et l’on revient finalement au village. On traverse triomphalement, sous le ciel bleu, ce pont qu’on pensait ne plus revoir. L’endroit où les enfants hier se baignaient est aujourd’hui à sec. On continue la balade jusqu’à l’écovillage du Viel Odon.

 

De nouveau le soleil ; le ciel absolument bleu au-dessus du gras et les longues ombres. Les mains luisantes des figuiers cherchent et trouvent la lumière, les olives vertes brillent au bord de la rivière. On regarde longtemps les enfants se poursuivre dans l’herbe avec un bambou qui leur sert de lance. On s’assoit sous les tuiles et les vieilles pierres et puis, mon dieu, une fois de plus on joue avec les couleurs et les ombres. Le jeune homme qui sert les glaces aux enfants a les yeux clairs au-dessus de son masque, et les touristes boivent et palabrent dans une insouciante apparente, cependant que le pays, le monde entier s’enfoncent un peu plus dans la crise. Tout, d’ailleurs, me semble menacé de chute : manger cette boule en équilibre sur une autre boule sans la faire tomber, j’en serais pour ma part tout à fait incapable !

 

« Still alive », nature morte « encore en vie » sur la table de pique-nique parsemée de feuilles et de fruits de fanabrigon – c’est un micocoulier dont on faisait naguère des fourches, paraît-il, et dont le bois est encore utilisé pour fabriquer des fouets et des cravaches : ce détail parlerait sans doute aux enfants, occupés à s’affronter avec leurs lances… Je croque par curiosité l’une de ces boules couleur prune ou franchement jaune, et constate qu’elles ont un goût de caramel assez plaisant.

 

« Still alive », nature vive : le jeu se prolonge dans l’air de plus en plus tiède. Les cris se répercutent contre la falaise en face et se mêlent aux rumeurs du village, aux chants d’oiseaux, au ruissellement de la fontaine.

 

Scènes vécues et revécues, scènes certes présentes mais tellement brouillées ou enrichies de toutes ces harmoniques mémorielles qui, avec le temps, ne cessent de s’amplifier (jusqu’à s’atténuer et sans doute se taire à la toute fin) qu’elles semblent déjà à moitié happées par le temps, comme si cette page heureuse d’octobre avait déjà cédé la place à un novembre qu’on annonce funèbre, mais qu’on imagine pour soi-même encore tout rutilant de rêves et de ces couleurs d’automne qui, après tout, attendront bien encore un peu pour s’éteindre – et même alors ce ne sera pas bien grave car on allumera partout des lampes, des veilleuses, des bougies, pour faire durer la fête comme les enfants prolongent leur jeu, comme le soleil d’octobre prolonge l’automne, ou comme le scribouilleur que je suis prolonge sur son carnet cette phrase à laquelle il n’a pas envie de mettre un terme, et je me dis ainsi que j’écrirai tant qu’il restera du souffle au rouge-gorge qui s’est posé sur le micocoulier et chante comme un forcené, tant qu’il y aura de l’encre dans le feutre, des feuilles blanches dans le carnet, du soleil sur la table, ce qui sera une belle manière de traverser l’hiver et de laisser se déployer pleinement cette vie neuve, limpide, harmonieuse, amoureuse, musicale, durablement printanière, qu’on a senti ici palpiter, mûrir et se raffermir dans le creux de la « belle parenthèse » ardéchoise et qui est – comme disait Michaux du Malheur, mais c’est ici de Bonheur dont il s’agit – « notre avenir, notre horizon »…

 

Ardèche, 19 au 24 octobre 2020

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

Ce contenu a été publié dans Divers ailleurs. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.