Vigie, juin 2023

 

La fièvre et le faon

 

 

Marche dans le vent mou, sur la terre empoussiérée. Marche un peu hallucinée après une quatrième nuit sans sommeil à l’issue de laquelle j’ai bien cru que mon esprit allait s’évaporer. Marche dans le sous-bois où l’on sent à plein nez l’acide formique comme un parfum de fin du monde puisque, de fait, on sait qu’on marche encore inéluctablement vers l’année la plus chaude de tous les temps, comme chaque année — mais tout cela vient si progressivement qu’insidieusement on s’habitue.

Comme mes parents avant moi, et comme tant d’autres chanceux, me voici occupé à chercher un appartement pour mon fils dans une ville lointaine et inconnue, tâche que je mène naturellement de façon obsessionnelle et avec toute l’anxiété dont je suis capable. Si l’on m’avait dit il y a trois semaines que je vivrais ces moments maintenant, alors qu’il paraissait acquis que Léo serait chez son grand-père à Chambéry pour les trois années à venir (comme c’était rassurant !), j’en aurais été sidéré. Mais de jour en jour, de nuit en nuit, étape par étape, je m’y fais sans vraiment m’y faire, et j’accepte sans sourciller ce que j’estimais il y a peu de l’ordre de l’inacceptable — comme installer Léo, qui n’aura pas 17 ans à la rentrée et n’est pour ainsi dire jamais sorti du Villard, dans un appartement tout à fait autonome à Tours. (Il y a bien d’autres choses autrement plus graves auxquelles on s’habitue alors qu’on ne devrait pas : la disparition des martinets, par exemple, me dis-je en traversant La Martinette à l’instant ou deux faucilles noires nous survolent — quelques jours plus tard les dix-mille martinets qui criailleront dans le ciel de Tours me feront m’interroger plus encore sur la dite disparition ; l’extinction rapide de tant d’oiseaux, de batraciens, d’insectes et de plantes ; les dizaines, peut-être les centaines de morts lors du dernier naufrage en Méditerranée, on n’a même pas le cœur de lire les témoignages jusqu’au bout tant on a honte ; la guerre qui fait rage et qu’on entend même en bouchant ses oreilles ; etc.)

Marche dans l’air du soir, qui fraîchit maintenant. Je me réjouis de ce qu’une bonne âme est venue rouvrir le chemin que commençaient à étouffer complètement les ronces, les orties et les impatientes, quand soudain un hurlement me fige, puis je me mets à tirer de toutes mes forces sur la longe pour ramener Rimski, blessé sans doute, de l’enchevêtrement des buissons où il était parti fourrager. Je tire comme un marin sur les cordes d’un voilier en perdition, mais ce n’est pas Rimski qui sort de là : c’est un faon terrorisé qui s’enfuit à toutes jambes sur le sentier, poursuivi ensuite par mon chien que je bloque aussitôt. Si je ne l’avais pas, comme d’habitude, attaché à ma ceinture par un mousqueton solide, il m’aurait été impossible de le récupérer, surtout dans ces ronces, et ce faon serait mort de peur — je ne sais pas si Rimski lui-même aurait eu l’instinct de le tuer et je ne souhaite pas le savoir.

Le drame a été évité, le faon est allé retrouver sa maman plus loin, et je poursuis la promenade avec mon chien encore tremblant d’excitation sur ce chemin tout neuf d’avoir été enfin débroussaillé (même le tronc qui le barrait a été tronçonné) mais aussi parce que cet événement qui est, à mon échelle, si palpitant, m’a sorti du brouillard de fatigue et d’obsession dans lequel j’étais pris.

Pour Rimski, c’est encore bien plus vrai. Il sait maintenant que tous ces buissons sont susceptibles de camoufler des faons roulés en boule. Le voici qui zigzague, bondit à l’improviste même s’il n’a rien senti, scrute les ombres avec un air hagard, regarde le torrent comme s’il voulait le dévorer, tout dévorer. Pourquoi diable me suis-je ainsi acoquiné avec un prédateur, un carnivore, en contradiction si manifeste avec mon végétarisme ? Mon prochain chien sera une chèvre.

16/06/23

 

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